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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Le chef indien se pencha à son tour sur le corps du jeune homme et l’examina avec soin.

Les yeux étaient fermés, les traits du visage avaient la pâleur et la rigidité de la mort.

Deux ou trois vaqueros, aidés par Carlocho, lui frottaient sans relâche les tempes et la poitrine avec du rhum.

Après avoir attentivement considéré le jeune homme, le chef indien tira un couteau de sa ceinture et en approcha la lame de la bouche du blessé, puis, après l’avoir tenue ainsi deux ou trois minutes, il la regarda.

Il lui sembla qu’elle était légèrement ternie ; alors il s’agenouilla auprès de don Fernando, saisit son bras gauche, dont il releva la manche, et, après avoir cherché la veine, il la piqua avec la pointe effilée du couteau

Il y eut une seconde d’attente suprême : tous les regards étaient fixés sur le blessé. Cette tentative était la dernière ; si elle ne réussissait pas, tout était dit : il ne savait plus d’autres moyens de le rappeler à la vie.

Les vaqueros continuaient toujours leurs frictions.

À la lèvre de la blessure faite par le couteau du chef indien, on vit peu à peu paraître et grandir un point noir qui finit par former une espèce de perle de jais qui hésita un instant et finit par tomber et couler sur le bras, poussée par une seconde qui la remplaça immédiatement pour céder la place à une troisième, puis le sang devint moins noir, moins épais, et sortit enfin en un long jet vermeil.

Le Chat-Tigre ne put réprimer un cri de triomphe : don Fernando était sauvé !

En effet, au bout de quelques minutes, le jeune homme fit un mouvement imperceptible et poussa un profond soupir.

Le chef indien se releva après avoir bandé le bras de don Fernando, et d’un signe il commanda à Pablito de le suivre dans un autre compartiment du rancho, après avoir prié don Torribio de demeurer un instant à l’endroit où il se trouvait.

Sans attendre la question que le vaquero se préparait à lui faire et qu’il voyait déjà errer sur ses lèvres fines et railleuses, le chef prit la parole avec une certaine vivacité fébrile qui montrait l’agitation intérieure de son âme.

— Vous voyez ce qui arrive, dit-il.

— Eh ! mais c’est vous qui l’avez voulu, il me semble, interrompit Pablito surpris au dernier point.

— Oui, je l’ai voulu, reprit le chef, et je remercie Dieu qui a exaucé ma prière et m’a épargné un crime odieux,

— Si vous êtes satisfait, tout va bien.

— Mais maintenant il y a autre chose ; seulement souvenez-vous que don Torribio ne doit rien savoir : pour tout le monde, pour cet homme surtout, don Fernando doit mourir.

— Parlez, je crois vous comprendre.

— Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, ne sont pas graves ; la perte seule du sang et la rapidité avec laquelle on l’a transporté