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LES CHASSEURS D’ABEILLES

cadavres de ceux qui avaient succombé dans le dernier combat, et dont ils tramaient çà et là de larges lambeaux de chair saignante.

Les trois personnages marchaient d’un pas ferme au milieu des décombres, trébuchant contre les pans de murs qui jonchaient la terre, enjambant les cadavres, et troublant l’horrible festin des oiseaux de proie qui s’envolaient avec de sourds glapissements de colère.

Ils traversèrent ainsi la ville presque dans toute sa longueur et arrivèrent enfin, après des détours sans nombre et avec des difficultés inouïes, à l’une des barrières placées en face du camp des Indiens, dont on voyait scintiller à peu de distance les nombreuses lumières, et dont on entendait les cris et les chants. Les sentinelles, après avoir échangé quelques mots avec le guide, laissèrent passer les trois personnages ; à quelques pas en dehors, Estevan s’arrêta, ses compagnes l’imitèrent.

— Doña Hermosa, dit-il d’une voix basse et entrecoupée, voici le camp des Indiens devant vous ; si je vous accompagnais plus loin, mon escorte pourrait vous être fatale, je dois donc m' arrêter ici ; du reste, quelques pas à peine vous séparent du but que vous voulez atteindre.

— Merci, et au revoir, Estevan, dit la jeune fille en lui tendant la main.

Le jeune homme retint cette main dans la sienne.

— Señorita, dit-il d’une voix profonde, un mot encore.

— Parlez, mon ami.

— Au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, renoncez à votre funeste projet ; croyez-en mon expérience, il en est temps encore, et retournez à l’hacienda del Cormillo ; vous ne savez pas quels dangers vous menacent.

— Estevan, répondit résolument la jeune fille, quels que soient ces dangers, je les brave ; rien ne pourra me faire changer de résolution. Ainsi donc, au revoir !

— Au revoir ! murmura tristement le digne jeune homme.

Doña Hermosa se retourna et s’avança d’un pas ferme du côté du camp des Indiens, Na Manuela hésita une seconde avant de la suivre, et tout à coup elle se jeta dans les bras de son fils.

— Ah ! s’écria celui-ci avec une émotion terrible, surtout chez un pareil homme, reste avec moi, ma mère, je t’en supplie !

— Oh ! répondit la digne femme avec noblesse en désignant la jeune fille, la laisserai-je donc se sacrifier seule ?

Estevan ne répondit pas :

Manuela l’embrassa une dernière fois, puis faisant un effort suprême, elle s’échappa des bras de son fils, qui cherchait en vain de la retenir, et d’un bond elle rejoignit doña Hermosa.

Le mayordomo les suivit avec anxiété des yeux autant qu’il lui fut possible de les distinguer dans les ténèbres, avec lesquelles elles ne tardèrent pas à se confondre.

Alors il poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement, et il reprit à grands pas la route qu’il venait de parcourir en murmurant à voix basse :