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LES CHASSEURS D'ABEILLES

Le projet des Indiens aurait sans doute réussi, et les Mexicains, réduits à la dernière extrémité, n’auraient pas tardé à se rendre sans coup férir, mais une idée d’Estevan, communiquée au major Barnum et mise immédiatement à exécution, vint tout à coup renverser les plans du Chat-Tigre, et l’obliger à donner l’assaut, pour empêcher la révolte des tribus qui l’accompagnaient.

L’assaut était ce que désiraient le plus les Mexicains, que les angoisses de la faim réduisaient au désespoir.

Estevan fit confectionner deux cent cinquante pains de froment qu’il satura d’arsenic ; il fit charger ces pains sur quelques mules qui restaient dans la ville, en les accompagnant de quatre-vingts barils d’eau-de-vie mélangée de vitriol ; puis, avec dix hommes sûrs qui le suivirent, il sortit en escortant cet effroyable chargement, et alla passer à quelques pas des retranchements des Peaux-Rouges.

Ce qu’il avait prévu arriva : les Indiens, qui adorent l’eau-de-vie, alléchés à la vue des barils, se précipitèrent au-devant de la caravane dans l’intention de s’en emparer.

Don Estevan ne perdit pas de temps ; il jeta pains et barils sur le sable, et, piquant des deux, il rentra dans la ville avec ses mules, que ses compagnons l’aidèrent à rassembler.

Les Indiens transportèrent les barils dans leur camp, les défoncèrent, et commencèrent une orgie qui ne se termina que lorsque tous les pains et toute l’eau-de-vie eurent disparu.

Plus de deux mille Indiens moururent des suites de cette ingénieuse idée du mayordomo, dans des tortures inouïes[1] ; les autres, frappés de terreur, commencèrent à se débander dans toutes les directions. Les Indiens, exaspérés dans le premier moment d’effervescence, et malgré les efforts de leur grand chef, massacrèrent sans pitié, avec des raffinements horribles, les hommes, les femmes et les enfants tombés en leur pouvoir au commencement de la guerre, et que, depuis cette époque, ils gardaient prisonniers dans le camp.

Doña Hermosa elle-même, malgré le respect qui l’entourait et le soin extrême qu’elle mettait à sortir le moins possible de son toldo, fut sur le point de tomber victime de la fureur des Indiens ; le hasard seul la sauva.

Le grand chef résolut d’en finir.

Il donna par le Zopilote l’ordre à tous les sachems de se réunir en conseil dans son toldo.

Lorsque tous furent arrivés, il annonça que le lendemain à l’endit’ha (point du jour), l’assaut serait donné au présidio de tous les côtés à la fois.

Don Torribio, lui aussi, avait, en qualité de chef, assisté au conseil ; aussitôt qu’il fut libre, il se rendit au toldo de doña Hermosa, à laquelle il fit demander un entretien.

Depuis l’arrivée de la jeune fille au camp, bien que le Chat-Tigre fût parfaitement au courant de tout ce qui s’était passé entre elle et don Torribio, il

  1. Historique. Un fait identiquement semblable s’est passé au Carmen de Patagonie, lors d’une attaque des Indiens Pampas. — G. Aimard.