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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Oh ! les blancs sont habitués à traiter ainsi les Indiens ! N’ai-je pas entendu mille fois répéter que les Peaux-Rouges ne sont pas des hommes ? Toute arme qui les tue est bonne, le poison est une des plus sûres ; ce crime affreux suffirait seul pour me justifier d’avoir abandonné les rangs de tels monstres.

— Ne parlons plus de cela, je vous prie ; vous me faites frissonner ; malgré moi je suis contrainte de vous donner raison ; en voyant de telles horreurs on est près de regretter d’appartenir à la race des hommes capables de les inventer.

— Qu’a-t-on résolu dans le conseil ? demanda don Pedro pour détourner la conversation

— Demain, au lever du soleil, répondit don Torribio, un assaut général sera donné au présidio de San Lucar.

— Demain ! s’écria la jeune fille avec effroi.

— Oui, reprit-il, demain, je l’espère, je me serai vengé de ceux qui furent mes frères et qui’m’ont forcé à les renier ! demain je serai vainqueur ou mort.

— Dieu protégera la bonne cause, don Torribio, dit doña Hermosa avec un accent indéfinissable.

— Merci ! ma cousine, répondit le jeune homme, qui se méprit sur le sens de ses paroles.

Don Pedro réprima avec peine un geste de douleur.

— Pendant la bataille, qui sera rude, reprit don Torribio, je vous en conjure, señorita, ne sortez pas de ce toldo : je ne serai pas là pour vous protéger ; nul ne sait, en cas de revers, jusqu’où la rage des Apaches pourrait les entraîner ; je laisserai vingt hommes résolus, des vaqueros sur lesquels je puis compter, pour vous défendre ; du reste, aussitôt que l’action sera terminée je vous enverrai prévenir.

— Nous quittez-vous donc déjà, don Torribio ? demanda la jeune fille, à un mouvement qu’elle lui vit faire.

— Il le faut, señorita, je suis un des chefs de l’armée indienne, en cette qualité j’ai des devoirs à remplir, je dois tout préparer pour demain : je vous supplie donc de m’excuser.

— Adieu ! puisqu’il le faut, don Torribio, reprit la jeune fille. Après s’être respectueusement incliné devant doña Hermosa et son père, don Torribio se retira.

— Tout est perdu ! murmura don Pedro ; il est impossible que les Mexicains résistent à un assaut.

La jeune fille regarda un instant son père avec une expression étrange, et, se penchant à son oreille :

— Père, lui demanda-t-elle doucement, avez-vous lu la Bible ?

— Pourquoi cette question, petite folle ? répondit don Pedro.

— Parce que, reprit-elle en souriant d’un air câlin, vous avez oublié l’histoire de Dalila.

— Eh ! mais, fit-il de plus en plus étonné, voudrais-tu donc lui couper les cheveux ?