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LES CHASSEURS D’ABEILLES


XIII

BLANCS CONTRE ROUGES


Les Peaux-Rouges en général, et surtout les Apaches, lorsqu’ils sont sur le sentier de la guerre, ou quand ils se préparent à une expédition hasardeuse, deviennent d’une prudence extrême ; les meilleures armées de nos peuples civilisés ne sauraient alors lutter avec eux de finesses et de précautions, tant ils mettent de soins à se garder et à dissimuler leurs mouvements.

Vers trois heures après minuit, au moment où le mawkawis blotti sous la feuillée lançait dans l’air les notes perlées de son premier chant, le Chat-Tigre et don Torribio quittèrent leurs couches et, complètement armés en guerre, sortirent de leurs toldo suivis de plusieurs guerriers apaches, et se dirigèrent, silencieux et rapides, vers le centre du camp où, autour d’un immense brasier, les principaux sachems de l’armée, accroupis sur leurs talons, fumaient leurs calumets de guerre en attendant leur grand chef.

À l’arrivée du Chat-Tigre tous les Indiens se levèrent respectueusement pour lui faire honneur.

Le Chat-Tigre, après leur avoir rendu leur salut, leur ordonna d’un signe de se rasseoir, et se tournant vers l’amantzin ou sorcier, qui était venu avec lui et marchait à ses côtés :

— Le Maître de la vie sera-t-il neutre ? lui demanda-t-il ; le Wacondah sera-t-il favorable aux guerriers apaches, ou bien sera-t-il contraire à la querelle que ses fils indiens réunis devant l’atepelt en pierre des Visages-Pâles, vont aujourd’hui vider avec leurs oppresseurs ?

— Puisque les chefs le désirent, répondit le sorcier, j’interrogerai le maître de la vie.

Alors il redressa sa haute taille, se drapa dans sa robe de bison et s’avança vers le feu, dont il fit trois fois le tour en marchant de gauche à droite, tout en murmurant des paroles que personne ne pouvait comprendre, mais qui semblaient avoir un sens mystérieux ; au troisième tour il emplit un couï d’eau, sucré de smilax, contenue dans un récipient en roseaux tressés, si serrés, qu’ils n’en laissaient pas échapper une goutte, puis, après avoir trempé une touffe d’absinthe dans le couï, il aspergea l’assemblée et vida trois fois l’eau dans la direction du soleil levant. Penchant ensuite le corps en avant, il avança la tête et écarta les bras, paraissant écouter attentivement des bruits perceptibles pour lui seul.

Au bout de quelques secondes le mowkawis se fit de nouveau entendre à deux reprises différentes, à la droite du sorcier.

Alors son visage se décomposa et devint horrible, ses yeux injectés de sang parurent sur le point de sortir de leur orbite, une écume blanchâtre suinta aux coins de ses lèvres minces, une pâleur livide envahit ses traits, ses membres, se raidirent, et son corps fut agité de mouvements convulsifs.