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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Le misérable poussa un hurlement effroyable.

Alors le sorcier, plongeant sa main dans la poitrine béante du malheureux, lui arracha le cœur tout palpitant, pendant que ses aides recueillaient avec soin le sang qui coulait à flots. La victime se tordait avec des cris atroces et des efforts surhumains. En ce moment, les sachems montèrent en foule sur l’échafaud, et, asseyant le Chat-Tigre sur la butacca, ils l’élevèrent sur leurs épaules en criant avec enthousiasme :

— Vive le vainqueur des visages pâles, le grand sachem des Apaches !

Les sorciers aspergeaient la foule avec le sang de la victime.

Les Indiens, en proie à un véritable délire, trépignaient avec des cris assourdissants.

— Enfin ! s’écria le Chat-Tigre avec orgueil, j’ai tenu ma promesse, j’ai chassé à jamais les blancs de ce pays.

— Pas encore ! lui dit don Pedro d’une voix incisive : regarde !

Un véritable coup de théâtre venait d’avoir lieu.

Les vaqueros, jusque-là spectateurs impassibles de cette scène, s’étaient tout à coup précipités au galop sur les Indiens sans défense, tandis que par toutes les issues de la place entraient au pas de charge des troupes mexicaines, et que toutes les fenêtres se garnissaient de blancs armés de fusils, et qui faisaient impitoyablement feu sur la foule.

Au milieu de la place on distinguait don Fernando Carril, Luciano Pedralva et don Estevan, qui massacraient impitoyablement les Indiens éperdus en criant :

— Sus ! sus ! à mort ! à mort !

— Oh ! s’écria don Torribio en brandissant le totem, quelle affreuse trahison !

Et il s’élança pour voler au secours des Indiens, mais il chancela, un voile sanglant s’étendit sur ses yeux, et il tomba à genoux.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, qu’ai-je donc ?

— Tu as que tu vas mourir ! lui dit à l’oreille don Estevan en lui saisissant le bras avec force.

— Tu mens, chien, fit-il en cherchant à se relever : je veux sauver mes frères !

— Tes frères sont massacrés ; ne devais-tu pas tuer demain don Pablo, sa fille, don Fernando et moi-même ! Meurs, misérable, avec la rage de voir ta lâche trahison punie ! C’est moi qui t’ai fait boire du leche de palo : tu es empoisonné !

— Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, en se traînant sur les genoux pour gagner le bord de la plate-forme, malheur ! malheur ! Dieu est juste.

Sur la place les Mexicains faisaient un carnage horrible des Indiens !

— Souvenez-vous de don José Kalbris ! criaient-ils ; vengez le major Barnum !

Ce n’était plus un combat, c’était une effroyable boucherie. Plusieurs chefs, fuyant devant don Fernando, Luciano et don Estevan, se précipitèrent sur la plate-forme, comme dans un dernier refuge.

— Ah ! s’écria don Torribio en bondissant comme un jaguar, et saisissant don Fernando à la gorge, au moins je ne périrai pas sans vengeance !