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LES CHASSEURS D’ABEILLES

leur chevelure au-dessus de l’oreille, faisait reconnaître pour des chefs, étaient accroupis devant un feu et fumaient avec cette gravité automatique qui caractérise les Indiens.

Sur l’ordre du chasseur, les Mexicains se relevèrent doucement, et chacun d’eux s’abrita derrière le tronc d’un arbre.

— Je vous laisse, dit le chasseur à voix basse ; je vais entrer dans le camp.

Demeurez immobiles, et quoi qu’il arrive ne faites pas feu avant de m’avoir vu jeter mon bonnet à terre.

Les Mexicains inclinèrent silencieusement la tête et le chasseur disparut au milieu des broussailles.

De l’endroit où les voyageurs étaient embusqués ils pouvaient voir facilement tout ce qui se passait dans le camp des Peaux-Rouges et entendre même ce qui s’y disait, car une distance de quelques dizaines de mètres les séparait seulement du feu autour duquel étaient gravement accroupis les sachems.

Le corps penché en avant, le doigt sur la détente du rifle et les yeux fixés sur le camp, les Mexicains attendaient avec une impatience fébrile le signal de faire feu.

Les quelques minutes qui précèdent une attaque sont solennelles ; l’homme livré seul dans la nuit à ses pensées, sur le point de jouer sa vie dans une lutte sans pitié, se sent, si brave qu’il soit, envahir malgré lui par une terreur instinctive qui fait courir un frisson dans tous ses membres ; à cette heure suprême, il voit avec une rapidité vertigineuse sa vie tout entière passer devant lui comme dans un songe et, chose étrange, la pensée qui frappe son esprit avec le plus de force est l’appréhension de ce qui l’attend au delà de la mort, l’inconnu.

Une dizaine de minutes s’étaient écoulées depuis le départ du chasseur, lorsqu’un léger bruit se fit entendre dans les broussailles, du côté opposé où les Mexicains étaient embusqués.

Les chefs apaches tournèrent nonchalamment la tête, les buissons s’écartèrent, et le Cœur-de-Pierre parut dans la zone de lumière produite par les flammes des feux de veille.

Le chasseur s’avança à pas lents vers les chefs. Arrivé auprès d’eux, il s’arrêta et s’inclina cérémonieusement, mais sans parler.

Les sachems lui rendirent son salut avec cette politesse innée chez les Peaux-Rouges.

— Mon frère est le bienvenu, dit un chef, veut-il s’asseoir au feu du conseil ?

— Non, répondit sèchement le chasseur, le temps me presse.

— Mon frère est prudent, reprit le chef ; il a abandonné les Visages-Pâles parce qu’il sait que le Chat-Tigre les a livrés aux longues flèches cannelées des guerriers apaches.

— Je n’ai pas abandonné les Visages-Pâles, mon frère se trompe : j’ai juré de les défendre, je les défendrai.

— Les ordres du Chat-Tigre s’y opposent.

— Je n’ai pas à obéir au Chat-Tigre ; je hais la trahison ; je ne laisserai pas les guerriers Peaux-Rouges accomplir celle qu’ils méditent.