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LES CHASSEURS D'ABEILLES

parmi eux des cœurs grands et loyaux, des caractères généreux ? Vous m’avez parlé de la généralité : qui me dit que le Cœur-de-Pierre n’est pas l’exception ? Sa conduite m’oblige à le supposer. Je ne suis qu’une jeune fille ignorante et sans expérience, mais, s’il m’était permis de parler à cœur ouvert, de dire franchement mon opinion, je vous répondrais :

— Mon ami, cet homme, fatalement condamné depuis sa naissance à une vie de honte et d’épreuves, a vaillamment lutté contre le courant qui l’entraînait et l’enivrement des mauvais exemples qui sans cesse l’assaillaient de toutes parts ; fils d’un père criminel, associé malgré lui à des bandits pour lesquels tout frein est insupportable et qui ont rejeté loin d’eux tout sentiment d’honneur, au lieu d’imiter leur conduite, de piller, d’incendier et d’assassiner à leur suite, il a préféré embrasser une carrière de périls continuels ; son cœur est resté bon, et, lorsque le hasard lui a fourni l’occasion de faire une bonne action, il l’a saisie avec empressement et avec joie : voilà ce que je vous dirais, Estevan, et, si comme moi vous aviez pendant deux jours entiers étudié cet homme étrange, vous seriez, j’en suis convaincue, de mon avis, et vous reconnaîtriez qu’il est plus digne de pitié que de blâme, car, entouré de bêtes féroces, il a su rester un homme.

Le jeune homme demeura un instant pensif, puis il se pencha vers la jeune fille, prit sa main qu’il serra dans la sienne et, la regardant avec une tendre pitié :

— Je vous plains et vous admire, Hermosa, lui dit-il doucement : vous êtes bien telle que je vous ai jugée, moi qui, depuis votre naissance, suis avec tant d’intérêt les développements de votre caractère ; la femme tient toutes les promesses de la jeune fille et de l’enfant ; vous avez le cœur noble, les sentiments élevés, vous êtes enfin une créature complète, une âme d’élite. Je ne vous blâme pas de suivre les élans de votre cœur, vous obéissez à cet instinct du beau et du bon qui vous maîtrise malgré vous ; mais hélas ! chère enfant, je suis votre frère aîné, j’ai plus que vous l’expérience ; l’horizon me semble bien noir ; sans rien préjuger de ce que nous prépare l’avenir, laissez-moi vous adresser une prière.

— Une prière, vous, Estevan ! répondit la jeune fille avec émotion, oh ! parlez, ami, parlez, je serais si heureuse de faire quelque chose qui vous plaise !

— Merci ! Hermosa, mais la prière que je vous adresse ne se rapporte aucunement à moi, elle est toute dans votre intérêt.

— Raison de plus pour que je vous l’accorde alors, fit-elle avec un gracieux sourire.

— Écoutez, enfant : les événements de ces deux jours ont complètement changé votre vie et fait germer dans votre âme des sentiments dont, jusqu’à présent, vous ignoriez l’existence ; toujours vous avez eu en moi la confiance la plus entière, je vous demande la continuation de cette confiance ; je n’ai d’autre désir que celui de vous voir heureuse ; toutes mes pensées, toutes mes actions tendent à ce but ; ne croyez pas que je songe jamais à vous trahir ou à contrarier vos projets ; si je tiens à être votre confident, c’est afin de vous aider de mes conseils et de mon expérience, de vous sauvegarder contre