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Arthur, criant à tue-tête. Mais je n’en ai pas d’argent !

Sharp. Alors… soldat ou la prison !

Arthur. Ma vie !… la vie d’Arthur pour deux cents piastres !

Tigrero, sortant du fond. Tenu !

Arthur, s’essuyant le front. Ah ! merci, mon Dieu ! (Il se précipite dans les bras de Tigrero.) Vous êtes mon sauveur !… mon… Tiens… bonjour Valentin !



Scène IX

Les Mêmes, TIGRERO.

Tigrero. Bonjour ! (Il lui serra la main.) Laissez-moi d’abord vous libérer ! Voilà vos deux cents piastres. (Il paie Sharp qui se retire suivi d’une foule qui crie et tend la main.) Et maintenant, causons ! (Frappant sur une table.) Garçon, du wisky, du mescal, du gin. (À Arthur.) Aimez-vous le mescal, le gin, le wisky ?

Arthur. J’aime tout, depuis que je n’aime plus Aldegonde !

Tigrero, riant. À propos, comment vous trouvez-vous ici ?

Arthur. C’est absurde ! quand le comte eut quitté Paris avec vous et de Sauves, je me retrouvai baillant sur les boulevards… Vous le savez, j’étais l’ombre portée du comte ! quand il avait donné le la, j’entonnais le refrain, j’avais son tailleur, son bottier, son gantier, tout enfin… Pour me distraire, je m’arrachai à l’amour d’Aldegonde, et j’eus tort !

Tigrero. Pourquoi ça ?

Arthur. Parce que je m’aperçus bientôt que j’avais changé de bouteille, mais que c’était toujours le même vin bleu ! Aussi je ne fus pas longtemps à planter là ma nouvelle maîtresse, pour courir après l’ancienne. Aldegonde était partie au Havre, je l’y suivis ; Aldegonde s’était embarquée pour San-Francisco, dans l’espoir de se lier intimement avec un million, je m’embarquai pour San-Francisco, dans l’espoir de renouer mes relations avec Aldegonde.

Tigrero. Eh bien ?

Arthur. Eh bien… c’est une intrigante ! les grandeurs lui ont monté au cerveau ! moi je me suis ruiné. Regardez, je porte de la charpie sur le corps en place de chemise, mon habit n’a plus qu’un pan, de sorte que je ressemble à un moineau déplumé.

Tigrero. Et de Sauves, l’avez-vous vu ? il doit être ici.

Arthur. De Sauves ? il cire des bottes ! Enfin, croiriez-vous que, pour ne pas mourir de faim, j’ai été obligé de me louer comme domestique… et penser que là-bas, en France, un jour, j’aurai quarante mille livres de rente… que mon père, mon brave et honoré père (il se découvre) à gagnées dans les gants de filoselle. (Criant.) Ah ! elle est mauvaise !… elle est mauvaise !… (Portant la main à son pantalon.) Encore un bouton de moins !

Tigrero, riant. En effet ! (Ils trinquent.)

Arthur. À vous, mon libérateur !

Tigrero. Attendez ! ne m’appelez pas si vite votre libérateur ! vous n’avez jamais été moins libre, mon cher !

Arthur. Qu’est-ce que vous dites ?

Tigrero. Et mes deux cents piastres !

Arthur. Lui aussi !… il a acheté ma liberté !

Tigrero. Je suis en train de recruter des hommes, des Français de préférence, pour le comte Horace d’Armançay, votre ami, et…

Arthur. Il est arrivé ? alors très-bien ! bravo ! vivat ! hourra ! Horace for ever !

Un Gambusino, devant le comptoir. Ne parlez donc pas si fort, vous ?

Arthur, furieux. Hein ! quoi ! Dites donc, vous savez, vous n’êtes pas mon père, vous !

Le Gambusino, se levant. Qu’est-ce que c’est ?

Arthur. Et, comme vous n’êtes pas mon père, je me moque de vous ! voilà comme je suis… Le comte est ici… je redeviens brave !… Ah ! messieurs les Indiens, les Mexicains, les Yankees, vous allez apprendre ce que c’est qu’Arthur Bellamy, quand il est aux côtés du comte Horace d’Armançay, son intime. (Le Gambusino entraîné par ses compagnons, retourne boire.)

Tigrero. Bravo ! Arthur, je vous nomme caporal.

Arthur. C’est ça ! et maintenant nous ne formerons plus qu’une seule famille ! j’arrose mes galons. (Criant.) Garçon !

Le Garçon. Voilà !

Arthur. Du gin ! beaucoup de gin ! trop de gin !

Tigrero. Si toutes mes recrues ont cet enthousiasme, nous sommes sûrs de réussir.

Arthur. Et où allons-nous ?

Tigrero. En Sonore.

Arthur. Qu’allons-nous y faire ?

Tigrero. Fortune.

Arthur. Tiens, ça me va ! autant faire ça qu’autre chose. (Pendant ce temps, un mineur d’une allure étrange est entré et s’en est allé de groupe en groupe. Il a regardé Tigrero d’une façon toute particulière.)

Guerrero, en mineur, à part. Don Cornelio ne m’a pas trompé… voici des Français, le comte Horace ne doit pas être loin. (On entend un grand bruit dehors.)

Arthur. Le comte ! ah ! (Il passe vivement la main dans ses cheveux, lustre son chapeau, tire son gilet, et essaie de mettre des fragments de gant.)



Scène X

LE COMTE HORACE, ARTHUR, TIGRERO, YVON, GUERRERO.

Le comte entre suivi d’un grand nombre d’individus, Yvon est à ses côtés, dégageant le comte de la foule qui se presse sur ses pas.

Horace, à Yvon. Inscris les volontaires ! À Tigrero.) Viens ici, j’ai des ordres à te donner. (Au moment où le comte Horace est entré, Guerrero s’est levé précipitamment et l’observe sans le perdre des yeux.)

De Sauves. Allons, mon cher Yvon, inscris Édouard de Sauves, de Paris !

Horace, se retournant. De Sauves !… Ah ! votre main, cher ami ! je vous ai fait attendre.

De Sauves. Un peu !… et ici il est impossible à un médecin de se former une clientèle !… On n’est pas malade, on se tue !…

Horace, riant. Les temps d’épreuve sont passés… Vous serez le major de notre petit corps d’armée !… Tout va bien, avant une heure, j’aurai enrôlé mes hommes et trouvé mon argent, l’annonce de notre projet a fait tourner les têtes.

Tigrero. Et voici une recrue à laquelle vous ne vous attendiez guère ! (Il lui montre Arthur.)

Horace. Ah ! c’est vous, enchanté de vous revoir !

Arthur, saluant comme au Café de Paris. Comment donc, cher ! (Ils se serrent la main.) Inscrivez ! Arthur Bellamy, 25, rue Notre-Dame-de-Lorette, membre du club des merles !…

Tigrero., de loin. Caporal !

Arthur. Bon !

Horace. Non pas… lieutenant.

Arthur. Également bon ! mon bon !

Horace, s’éloignant, à Arthur. Vous êtes donc tout-à-fait ruiné ?

Arthur. Mon Dieu oui, cher comte… (Arthur s’est approché d’Yvon et de Tigrero, ils forment groupe au fond.)

Guerrero, qui s’est approché d’Horace. vous êtes bien monsieur le comte Horace d’Armançay ?

Horace. Oui.

Guerrero. Je désirerais vous parler.

Horace. Je t’écoute, l’ami. (Mouvement de fierté de Guerrero.) Qu’as-tu ?

Guerrero. Rien.

Horace. Dépêche.

Guerrero. C’est vous qui avez sauvé doña Angela, au moment où elle allait tomber entre les mains des Indiens.

Horace. Comment sais-tu cela ?

Guerrero. Le général Guerrero, son oncle, vous doit de grands remercîments, et comme gouverneur de la Sonore, il peut vous être d’une grande utilité.

Horace. Est-ce là tout ce que tu as à me dire ?

Guerrero, se rapprochant mystérieusement. Non.

Horace, l’arrêtant. À quelles sortes de mines travailles-tu donc ? tu as les mains blanches.

Guerrero, un peu troublé. Eh ! laissez là mes mains et faites attention à mes paroles ! Le Mexique est une nation perdue, si le sort ne lui suscite un homme pour la conduire à de meilleures destinées… Eh bien, le seul homme qui puisse à cette heure entreprendre sa régénération…

Horace. C’est ?

Guerrero. Le général Guerrero.

Horace. Ah !

Guerrero. Le général Guerrero, est, vous ne l’ignorez pas sans doute, le descendant direct des empereurs Incas, le sang de Montézuma coule dans ses veines. Aussi, possède-t-il sur les Indiens un immense pouvoir, capable de contrebalancer tous les autres pouvoirs de l’État. De tous les temps, la famille Guerrero, demeurée à demi-indépendante, est restée pour les populations à peine civilisées le chef légitime. Or, une révolution est imminente.

Horace. Achève.

Guerrero. Demain, tombera le pouvoir abâtardi de Santa-Anna.

Horace. Et le général Guerrero ?

Guerrero. Le général Guerrero, qui se connaît en braves,