Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/2

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

taupes au bout… Eh bien, là-bas… les tigreros… ce sont les taupiers de tigres !

Arthur. Brr ! Je n’aimerais pas bien ces petits bestiaux-là, moi !

Tigrero. Bah, on s’y fait !

Horace, frappant sur l’épaule de Tigrero. Mon bon et excellent Valentin ! Valentin Guillois, en Bretagne, dans notre chère Bretagne ; Tigrero au Mexique, brave et dévoué partout !

Tigrero, s’inclinant. Monsieur le comte !

Horace. Trêve de respect ! n’es-tu pas mon frère ?

Tigrero. Frère de lait !

Horace. Mieux encore, frère de cœur ! Tu m’as sauvé deux fois la vie… et je compte sur toi plus que sur moi-même ; ce n’est pas en vain que je t’ai rappelé près de moi ! toi qui as voyagé sous toutes les zones, navigué sur toutes les mers ! (Passant à droite sur le canapé.)

Tigrero, riant. Qui a mangé des salmis de phoques sous les pôles, et des serpents au kari dans les Indes !

Aldegonde, à Arthur. Dis donc, mon Arthur ?

Arthur. Vous savez bien, Aldegonde, que je n’aime pas ces expressions-là !

Aldegonde. Bêta ! c’est mon charme ! Les petits soupers ont tout de même plus de saveur là-bas qu’ici au Café Anglais.

Tigrero. Des pays où les lézards s’appellent caïmans !

Amanda. Tiens ! j’en ai connu un…

Aldegonde. Un caïman ?

Amanda. Il avait des cheveux blonds.

Aldegonde. Le lézard ?

Amanda. Et il avait des rentes.

Aldegonde. Au soleil, alors !

Amanda. Non ! en Moldavie.

Tigrero. Que diantre disent-elles là ? Ah ! j’y suis, caïmacan !… macan, mademoiselle, macan !

Aldegonde. Amanda, votre éducation me fait l’effet d’avoir été terriblement négligée.

Amanda. Dame ! à six ans, ma mère me faisait figurer aux Funambules… ce n’est pas dans les pantomimes que j’ai pu apprendre la grammaire ! Mais nous empêchons M. Tigrero de nous raconter ses voyages.

Arthur, jouant avec son lorgnon. C’est vrai… mon cher ; vos histoires, c’est très-empoignant !… très-empoignant !

Aldegonde. Moi, d’abord, j’aime à m’instruire !

Tigrero. Que voulez-vous que je vous dise ? Si je vous racontais tout ce qui m’est arrivé, j’en aurais pour jusqu’à la prochaine année bissextile… inclusivement. Demandez à M. de Sauves ! nous nous sommes rencontrés bien souvent dans nos voyages !

de Sauves. Séparés par la naissance dans l’ancien monde, le hasard et le danger nous ont réunis dans le nouveau ! notre vie fut souvent commune et nous avons fait tous les métiers.

Tigrero. Dans l’Apachéria, trappeurs par aventure.

de Sauves. Chercheurs d’or à San-Francisco, par ambition.

Tigrero. Tueur de tigres pour gagner mon pain.

de Sauves. Médecin par état.

Tigrero. Marin par vocation, comme tous les Bretons ; nous pouvons le dire sans vanité : nous avons des horizons plein les yeux…

de Sauves. Des souvenirs plein le cœur…

Tigrero. Et des histoires plein notre sac !

Aldegonde, se levant. Racontez-nous-en une seule !

Tigrero, s’inclinant. À vous l’honneur, monsieur de Sauves.

de Sauves. Non ! je n’aurais que de sombres récits à vous raconter et j’aurais crainte d’attrister ce souper commencé gaiement.

Horace. Ainsi, de Sauves, comme Valentin, vous avez visité ces contrées du soleil dont le nom seul fait vibrer mon cœur et rêver mon cerveau !

de Sauves. Oui, bien jeune encore, riche de science, mais atteint de ce mal profond que Rabelais appelle quelque part : faute d’argent, j’ai voulu courir après la fortune jusqu’au Mexique ; ce pays qui jusqu’à ce jour a manqué d’un code civil et surtout criminel.

Tigrero. Où l’on commence une phrase avec un revolver et où on finit la conversation par un coup de couteau.

de Sauves. Où le poison est un trésor qui se lègue dans les familles et qui sert trop souvent à régler les héritages !

Aldegonde. Le poison, alors… c’est leur absinthe !

de Sauves. À combien de lugubres drames n’avons-nous pas assisté ?… Tu t’en souviens, Tigrero ? Tu n’as pas oublié cet orgueilleux et puissant coquin à la vengeance duquel nous avons dû nous dérober par la fuite ?

Tigrero. Cet assassin qui tua son frère dans une embuscade ?… Ah ! je lui ai gravé mon souvenir en plein visage… avec mon couteau… (À part.) Ce Guerrero maudit que je compte bien retrouver un jour !

Arthur. Empoignant ! très-empoignant !

de Sauves. L’empoisonneur de sa belle-sœur que j’ai vue mourir entre mes bras et que ma science a été impuissante à sauver ! (Il passe la main sur son front.)

Tigrero. Eh bien, c’est égal, ce métier… ou plutôt cette perpétuelle aventure… ce combat obstiné sans cesse renaissant, cette guerre déclarée contre les éléments, les bêtes fauves, les hommes… ce danger de toutes les heures, sous le soleil brûlant, sous les nuits pleines d’étoiles, cela vous étreint.

Arthur. Ah !

Tigrero. Vous fortifie, vous enthousiasme !

Arthur. Oui, ça fortifie… Très-empoignant, très-empoignant ! (Se levant.)

Horace, se levant. Ah ! ce doit être une belle vie ! et maintenant suppose cette vie avec un but, un but noble et grand… Qu’en dirais-tu, Valentin ?

Tigrero. Je dirais que le comte Horace est mon frère… que je suis son ombre, sa chose, son chien, et qu’il fasse plein jour ou nuit pleine, dans la savane ou dans la forêt, il ne se tirerait pas une balle sans qu’il me trouvât devant lui.

Horace, lui serrant la main. Je savais que je ne m’étais pas trompé quand je t’écrivais il y a un mois en Afrique : « Frère, viens vite me rejoindre. »

de Sauves. Et moi je remercierais le comte Horace d’avoir pensé à moi pour partager sa fortune ou ses revers.

Aldegonde. Tiens ! tiens ! comte, est-ce que par hasard ?…

Horace, se levant. Eh bien, oui ; si je vous ai rassemblés ici, Valentin et vous de Sauves, ce que je vous prie de me pardonner, c’est que l’hôtel des comtes d’Armançay n’est plus à moi… depuis hier.

Tigrero. Que dites-vous !

Yvon. Hélas ! hélas !

Horace. Je te comprends, mon pauvre Yvon, tu regrettes la grande antichambre.

Yvon. Oui, je suis indigné d’être contraint de servir à monsieur le comte un souper de hasard dans un salon banal, avec des verres où des commis voyageurs ont peut-être trempé leurs lèvres !

Horace. Aristocrate !

Yvon. Oui, monsieur, je suis un aristocrate, car il y a trois siècles, mes ancêtres étaient les serviteurs des vôtres !

Horace, passant la main sur son front. Bah ! Laissons cela, et revenons à mon histoire. Elle ne se passe point dans les Amériques… mes pampas, ce sont les boulevards, mes forêts vierges… des boudoirs… trop connus… mes peaux-rouges des usuriers, et mes anthropophages… de charmantes amazones qui vont en guerre autour du lac du bois de Boulogne.

Arthur. Attrape, Aldegonde !

Aldegonde, levant les épaules. Des mots d’auteurs !…

Horace. Mes amis, vous le savez, j’étais riche.

Aldegonde. Aïe ! j’étais !… Compris !

Horace. Et avec le caractère que vous me connaissez… il ne m’a pas fallu beaucoup plus de deux ans pour jeter à tous les vents la cinquantaine de mille livres de rente que je tenais de mes pères… À ces amazones, j’ai livré lambeau par lambeau mon patrimoine et ma jeunesse ; c’est l’histoire universelle de tous ceux qui, nés avec de nobles instincts, n’ont jamais vu dans l’or que le valet de leurs fantaisies ! L’histoire est banale comme la vérité, et je ne parle de ces amours buissonnières que pour mémoire… mais en dehors de ces amours classiques qui complètent pour ainsi dire l’éducation de tout jeune homme, il y eut une femme, le dédain fait femme ! riche, superbe, impassible ! même devant les pleurs d’amour répandus sur ses mains ! belle comme une création du Titien ; mais une fleur des tropiques… fleur sans parfum… cœur sans amour ! et moi je l’aimai, je ne dirai pas comme un fou, c’est trop peu ! les termes m’échappent ; je l’aimai comme le malheur aime les honnêtes gens !

Arthur. Avec acharnement, alors !

Horace. Mais elle… idole de marbre, sachant que les hommages lui sont dus… inattentive, se laissait aimer paresseusement !… Que lui importaient mes souffrances ? De telles beautés sont comme les astres, elles brûlent tous ceux qui les voient sans distinction ! Allez donc demander au soleil de ne pas éblouir celui-ci, plutôt que celui-là !… La terre tourne autour de lui ! Paris tournait autour d’elle, mes amis, j’étais jaloux !