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Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/8

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Mexicains, Brésiliens, Yankees, Anglais, Portugais, Français, Indiens, protestants, mahométans s’il s’en trouve, mineurs, chercheurs d’or, gambusinos, vendeurs de tout et propres à rien, écoutez tous !… Notre aimable ville est pleine de filous !…

Voix. Oui… oui… c’est vrai !

Dick. Silence, messieurs ! je suis déjà très-enroué. J’ai visité tous les environs depuis ce matin, il est parfaitement reconnu que les plus dignes et les plus honorables gentlemen de l’endroit ne dédaignent pas parfois de piper aux dés… ou de faire sauter la carte au lansquenet. Il y en a même quelques-uns qui vous assassinent…

Sharp. Oui, oui, on est très-expéditif en affaires ici.

Dick. En l’absence de toute justice régulièrement constituée, un comité composé de gens de toutes les nations représentées à San-Francisco, s’est réuni et a proclamé la loi de Lynch.

Tous. Bravo ! oui, oui, la loi de Lynch !

Dick. La loi de Lynch ! c’est-à-dire œil pour œil et dent pour dent ! En conséquence, messieurs les filous, messieurs les grecs, messieurs les assassins, et en général les chevaliers du couteau, le gentleman du revolver, la corporation des pick-pockets, sont prévenus qu’il suffira, pour constituer un tribunal ayant force de loi, de tous ceux qui auraient assisté à la perpétration d’un délit. Que celui qui s’en sera rendu coupable, sera pris, jugé et exécuté dans le délai d’une heure. (Mouvement.) La moindre des peines est la mort ; (mouvement) mais le tribunal aura toute liberté d’en régler le terme : fusillement, pendaison, écartèlement, étranglement, eau, fer, feu, corde ou poison, suivant les circonstances ! Dieu vous garde de tout mal, messieurs les filous : j’ai dit !

Tous. Hourra ! hourra ! pour la loi de Lynch, mort aux voleurs !

Amanda. Ça fait frémir la nature, et ils appellent cela une loi !

Sharp. Mais s’ils pendent tous les voleurs, il n’y aura plus personne, et avec qui fera-t-on des affaires. Oh ! ils ne savent pas coloniser ici ! (Il met la main à sa poche et au lieu de son mouchoir, il saisit la main d’un pick-pocket.) Hai ! dites donc, vous, et la loi de Lynch.

Le voleur. Pardon, je me trompais !

Sharp, s’essuyant le front avec sa manche. Oh ! il avait fait le libre échange avec ma montre, il avait chipé ma montre. Oh ! very spirituel, very ingénieux ! (L’escorte s’éloigne, roulement de tambour. On a repris ses places ; au loin, on joue à la roulette.)



Scène II

Les Mêmes, SANDOVAL.

Sandoval. Master Sharp !

Sharp. Ah ! c’est vous, don Sandoval !…

Sandoval, lui remettant un papier. Je vous ai recruté trois nouveaux volontaires dont voici les noms.

Sharp, lisant. John Cox, Irlandais… Platoff, Allemand ; Tao Bin, Chinois. Hum ! Chinois… bonne bête de somme ; Allemand… bonne commissionnaire ; Irlandais, bonne balayeur de ruisseaux ; mais Français, bonne soldat : acheter Français.

Sandoval. Mais les Français qui sont ici ne sont pas à vendre, ils attendent tous avec impatience un des leurs… le comte Horace d’Armançay, qui se propose de lancer une expédition semblable à la vôtre !

Sharp. Je sais… mais c’est pour cela tout juste, Français… d’ici tous ruinés !…

Sandoval. Écoutez, master Sharp, si vous me donnez une belle prime je pourrai vous aboucher avec quelqu’un de très-influent de qui dépendra entièrement l’avenir de votre expédition, avec le général Guerrero, gouverneur de la Sonore.

Sharp, lui donnant quelques bancknotes. Il est ici. Oh ! très-commercial ! (Sharp est allé s’asseoir à une table de jeu, silencieux, au fond, et Sandoval se dirige du côté de la roulette.

Sandoval. Allons faire un tour à la roulette… Master Sharp, au revoir !



Scène III

ALDEGONDE, ARTHUR costume de dandy déguenillé, lorgnon à l’œil.

Aldegonde, à Amanda. Bonjour, chère.

Arthur, arrivant essoufflé, en criant : Aldegonde !

Aldegonde. Je ne vous connais pas, laissez-moi tranquille !

Arthur. Aldegonde !

Aldegonde. Vous m’agacez à la fin. Je m’appelle la baronne de Sainte-Aldegonde, ici. Eh bien, que me voulez-vous ?

Arthur. Mais ce que je veux de toi, c’est toi, ô Aldegonde !

Aldegonde. Ne criez donc pas comme ça, vous me compromettez ! Amanda, donne-moi un grog… (À Sharp.) Vous permettez ?

Sharp. Comment donc !… De belles épaules !… j’aime beaucoup !

Arthur. Un grog ! et je ne puis pas le lui offrir ! mais encore une fois, Aldegonde, je ne suis donc plus ton Arthur !

Aldegonde. Regardez-vous, et dites-moi quelle figure une femme de mon chic peut faire dans le monde, au bras d’un gentleman aussi ratissé que vous ?

Arthur. Et c’est ainsi qu’elle se souvient du passé ! de ces heures d’amour…

Aldegonde. Où vous me faisiez boire du champagne dans un cabinet du Café Anglais, toute la nuit… ! si je m’en souviens ! je crois bien, mon cher, j’ai failli en devenir poitrinaire ! Vous ne m’amusiez déjà pas beaucoup dans ce temps là, aujourd’hui, vous me fatiguez !… vous m’agacez !… Dieu m’agace-t-il ! (Allant au comptoir, à Amanda.) Tu ne t’imagines pas combien il m’agace !

Arthur. Fragilité ! Ton nom est femme ! êtes-vous assez fragile, Aldegonde !

Aldegonde. Oui je suis fragile ! moi je suis le contraire du roseau, je ne plie pas ; je romps.

Arthur. Elle rompt. — Aïe ! j’ai cassé ma bretelle. — Ainsi tout rompt dans la nature, entournures d’habits, bretelles, sous-pieds, chaînes de montre, genoux de pantalon, amour, tout ! — mais, Aldegonde, pourquoi rompez-vous ?

Aldegonde. Il me le demande ! Mais, mon bon, je croyais que vous étiez venu ici pour trouver un million. Où est le million ?

Arthur. Il existe ! je ne le vois pas, mais il existe ! je le sais ; mes informations sont sûres.

Aldegonde. Vous m’avez déjà dit cela le jour de votre arrivée et depuis ce temps là vous ne faites que perdre à la roulette.

Arthur. Oui, j’ai perdu tout mon argent… à la roulette et j’ai perdu avec vous toutes mes illusions.

Aldegonde. Moi aussi… ; mais qui perd gagne !… j’ai le million, moi !

Arthur. Toi ! où l’as-tu trouvé ?

Aldegonde. Dans la poche d’un Mexicain !

Arthur. Horreur !

Aldegonde. Mais non ! mais non ! il est très-beau !

Arthur. Aldegonde ! au nom du ciel repousse les vœux de cet Inca !

Aldegonde. D’abord je ne sais pas pourquoi vous lui donnez des noms ! c’est une vengeance mesquine, il est riche, il est distingué, il est bête et il m’épouse ; que puis-je exiger de plus… Ah ! (Paraît au fond un Mexicain bizarre et silencieux.)

Arthur. Quoi !

Aldegonde. Le voici !

Arthur. L’Inca !

Aldegonde. Il s’agit de ne pas me compromettre avant la cérémonie. (Elle lui donne sa main à baiser.) Tenez brave homme ! mais n’y revenez plus. Je vous ai déjà tant donné ! (Passant avec fierté devant Amanda.) Bonjour, petite ! (Elle prend le bras du Mexicain.) On devrait bien interdire la mendicité dans ce département !



Scène IV

Les Mêmes, moins ALDEGONDE.

Amanda. Bonjour petite ! a-t-on vu cette insolente !

Arthur. Ô honte ! ô rage ! Infamie ! désespoir ! enfer ! méprisé et ruiné ! J’ai fait une jolie équipée en venant ici, moi ! je croyais y retrouver le comte Horace… pas de comte Horace !… que faire ?… que devenir ? Je ne sais rien ! Si j’avais un métier, au moins, n’importe lequel ! Ah ! ouiche ! À la pension on m’a fait apprendre le latin que je n’ai jamais su… et après cela… on m’a appris à manger de l’argent… ça, par exemple, je le sais… ; si j’étais seulement cordonnier, je raccommoderais mes chaussures !… si j’avais de la voix !… je chanterais dans les rues :

Rendez-moi ma patrie,
Ou laissez-moi mourir !

Sharp, lui frappant sur l’épaule. Vous êtes gai, jeune homme !

Arthur. Ne frappez donc pas si dur !

Sharp. Eh quoi ! mon jeune ami, vous fâcheriez-vous ?

Arthur. Je ne me fâche pas, seulement…

Sharp, lui montrant le canon d’un revolver. Quoi ?

Arthur. Rien ! Je suis très-gai… là !

Sharp. À la bonne heure… j’aime la gaieté, moâ !