Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus que je ne l’aime… Nous avons associé nos deux existences, non nos deux cœurs. Il vit pour se soigner ; je ne suis pas venue au monde pour être garde-malade, moi.

— Vous préféreriez être veuve ? n’est-ce pas vrai, madame ?

— Veuve ?… pourquoi non ? Le comte est malade, gravement malade même. Malgré son sempiternel médecin, malgré les précautions qu’il prend, tout présage sa fin prochaine… Et vous l’avez dit… oui… Je puis devenir veuve… Alors peut-être réfléchirez-vous, et… vous, le seul homme que j’aie jamais aimé, et que j’aime encore…

— Le comte vous aime, madame… lui seul a le droit de…

— Le droit !… que ! droit ?… S’il m’aime, je le hais. C’est lui qui nous sépare l’un de l’autre.

— Vous vous trompez.

— Qui, alors ?

— Ma volonté.

— Noël, ne dites pas cela !

— Ma volonté seule établit une barrière infranchissable entre nous. Nous nous revoyons pour la dernière fois.

La créole eut un mouvement de défi.

Le marin continua sans y donner attention :

— Grâce à Dieu, si j’ai succombé aux séductions de la jeune fille, je puis du moins serrer sans remords la main loyale du comte de Casa-Real ; et, j’en fais ici le serment, qu’il vive ou qu’il meure, nous ne nous retrouverons pas face à face par le fait de ma volonté.

La comtesse allait répondre.

Une voix lente et sombre lui coupa la parole.

— Merci à vous, mon hôte, fit-elle.

Le capitaine Noël se retourna, ne pouvant dissimuler un mouvement de surprise.

Hermosa jeta un cri d’effroi.

Puis, machinalement, elle laissa tomber ses mains sur les touches blanches et noires, qui rendirent une plainte longue et sinistre.

Debout, sur le seuil du salon où ils se trouvaient, le comte de Casa-Real apparut, immobile, les sourcils froncés, les yeux dardant de fulgurants éclairs sur la comtesse à demi évanouie de terreur.

Il s’appuyait d’une main sur le chambranle de la porte, de l’autre il arrêta le capitaine, qui, tout en dédaignant la comtesse, voulut essayer de prendre sa défense.

Noël se souvenait qu’après tout cette femme avait été son premier amour.

Si elle se trouvait dans cette terrible situation, c’était encore à cause de lui.

Quelles que fussent sa sympathie pour le comte de Casa-Real, son antipathie pour la comtesse, il ne pouvait faire autrement que de se mettre entre eux.

Il obéit au geste impératif de son hôte, mais en se réservant le droit d’intervenir au moment opportun.