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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/24

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Nous sommes tous ainsi faits ! Pourquoi ne nous moquerions-nous pas un peu les uns des autres ?

En somme, à minuit sonnant, quelques masques honteux arrivent, se faufilent et cherchent à gagner l’entrée du bal sans qu’il survienne d’accident, l’un à son plumet gigantesque, l’autre à ses brodequins à la poulaine. Celui-ci, vêtu en mousquetaire Louis XII, tâche de garantir une épée en bois à fourreau de cuir mal graissé ; celui-là tremble pour la jarretière d’un innocent bébé qui fait son premier pas dans le monde. La foule s’attendait à être intriguée, bousculée, disons le mot, engueulée par eux… Hélas ! ils sont en caoutchouc ; c’est elle qui se voit obligée de les tirailler, de les houspiller, de les engueuler, redisons le mot, puisque lui seul est de circonstance.

Ceux-là sont passés. Qu’ils ne reviennent plus, c’est tout ce qu’on leur demande. Si ces malheureux-là se sont grisés avant de se mettre en route, ils ont eu soin d’entourer leurs flacons de crêpes de deuil.

À d’autres ! à d’autres !

— Ohé ! les chicards ! les flambards ! par ici ! La toile ou mes quatre sous ! — Ohé ! les petits agneaux ! qu’est-ce qui casse les verres ! — Monsieur se mouche ! — Zut en musique ! — Ohé ! les pierrots ! les polichinelles ! les paillasses et les débardeurs ! Par ici ! par ici ! — Va donc ! Viens donc dans la rue Basset — Oh ! c’te balle ! Bonjour, madame. — Lâche mon nez ! — Cipal, on me pince ! — Tiens, des double-six ! — Je pose cinq et je retiens un ! — Ohé ! les titis ! les pierrettes ! les rosières ! les bacchantes !

Les entendez-vous ? Les avez-vous entendus ? Non ! eh bien ! allez-y le premier soir de bal masqué, et vous les entendrez.

Si les chanteurs changent, les chansons sont toujours les mêmes.

Ceux-là représentent la gaieté française ! Mort-diable ! laissez-les passer. Leurs lazzis marqués au coin de l’esprit le plus fin se croisent dans l’air. Ce n’est qu’un feu roulant de rires avinés, de chants obscènes, de cris d’animaux ; puis, désireux de joindre le geste à la parole, ceux-là que vous attendiez et que vous admirez, bons passants, bourgeois honnêtes que vous êtes, ceux-là vous écrasent les pieds, vous introduisent délicatement les coudes dans les hanches, vous lancent en plein visage un hoquet parfumé de vin bleu et vous bousculent férocement…

Que si vous vous fâchez, on se moque de vous.

« Fallait pas qu’y aille ! »

Car telle est l’habitude du peuple le plus spirituel de la terre, ainsi que lui-même se qualifie modestement, il unit la raillerie de mauvais goût à la brutalité stupide, blaguant les hommes, insultant les femmes et s’asseyant sur les enfants.

Ah çà ! qui donc prétendait que le passage de l’Opéra est un lieu triste et d’un aspect funèbre ?

Voilà des gars qui sèment de la gaieté, de la meilleure, pour toute une année, y compris les six semaines de carême.

Enfin, le théâtre ouvre ses portes !

Les masques, les pékins en tenue de bal, les dominos de toutes couleurs