Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/248

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Nos lecteurs le verront dans peu.

Durant le combat, le bâtiment, abandonné à sa propre impulsion, était venu en travers et il avait complètement masqué par suite de la mort du timonier.

Le maître d’équipage, l’un des principaux révoltés, plaça un matelot à la barre et lui fit exécuter les manœuvres nécessaires pour remettre la Rédemption en bonne route.

Ce matelot se contenta donc d’assister, témoin inactif, au massacre que nous venons de raconter.

Il n’avait même point participé à la première tuerie.

On l’avait gardé pour remplir les fonctions qui venaient de lui incomber.

Heureusement pour ces misérables, la mer était belle et la brise faible.

Autrement, le brick, abandonné à lui-même, ayant masqué en grand, courait le risque d’être démâté.

Peut-être pouvait-il lui arriver pis encore.

On a vu des navires se perdre par une mer tranquille comme un lac d’huile.

La manœuvre exécutée, des fanaux furent allumés, et l’on commença la reconnaissance des morts, absents ou présents.

Pendant qu’on procédait à ce funèbre examen, le second maître, qui venait de prendre le quart d’officier, se tenait auprès des porte-haubans du grand mât.

Tout à coup il jeta un cri affreux.

Cri de terreur et d’angoisse indicible.

Puis, se rejetant vivement en arrière, il appela à l’aide, de tout ce qui lui restait de force.

Les révoltés se retournèrent en même temps du côté d’où partaient ces appels désespérés.

Ce qu’ils aperçurent les rendit immobiles de stupeur et d’épouvante.

En effet, le spectacle qui vint frapper leurs regards était bien fait pour frapper de terreur et d’horreur le cœur le plus endurci, le plus insensible.

La main de Dieu était là qui se manifestait dans toute sa puissance.

Un spectre, ruisselant d’eau et de sang, les traits livides, horriblement contractés par la douleur et par la haine, venait subitement d’apparaître dans les porte-haubans du grand mât.

Ce spectre, dont les rayons blafards de la lune doublaient l’apparence fantastique, jeta un rugissement de bête fauve et s’élança en avant, la tête la première, les bras tendus, cherchant une proie.

Cette proie ne lui fit pas faute.

Elle ne se sentit pas la force de lui échapper.

Elle l’attendit en tremblant.

Le spectre tomba sur le second maître, qu’il renversa sous lui et dont il étreignit le cou entre ses mains puissantes et crispées, avec des ricanements, des rauquements de tigre dévorant un cadavre encore pantelant.

Le misérable matelot se défendit de son mieux, toujours en implorant l’aide et le secours de ses camarades.