Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/266

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Il respira et se mit à nager à la poursuite de la chaloupe.

— Tonnerre ! jura le maître d’équipage, j’avais oublié ça. Il peut se tenir deux heures sur l’eau. J’aurais dû…

Mais avant qu’il eût achevé sa pensée et sa phrase, on entendit la voix de l’enfant qui criait :

— À moi ! au secours ! Hé ! de la chaloupe !

Le pauvre petit pensait être tombé par hasard à l’eau.

Il ne se doutait pas qu’on venait de l’y jeter, et que ceux qu’il appelait à son aide étaient ses seuls, ses plus cruels ennemis.

Cependant, il s’aperçut que les matelots faisaient force de rames pour s’éloigner de lui.

— On ne m’entend pas… pensa-t-il.

Alors, redoublant d’efforts, maintenant sa distance par un miracle d’agilité, il recommença à crier :

— Camarades ! à l’aide ! ne me laissez pas mourir !… Que vous ai-je fait ?

Une pensée lui traversa l’esprit.

Il comprit tout.

Il se sentit perdu.

La peur de la mort lui fit trouver les protestations les plus touchantes, les serments les plus solennels :

— Au nom du ciel, arrêtez-vous ! disait-il en nageant vigoureusement… Je vous le promets… Je vous le jure… je dirai tout ce que vous voudrez… je répéterai tout… mais… attendez-moi… sauvez-moi… ayez pitié de moi !… Personne ne lui répondait.

Il se remit à tirer sa coupe de plus belle, se tenant toujours dans les eaux de la chaloupe.

Ses cris devinrent de plus en plus déchirants.

— Je vous en prie… attendez !… Je ne veux pas mourir… Vous ne me laisserez pas tout seul… Je ne peux pas nager longtemps… voyons… puisque je vous promets d’obéir… Sauvez-moi… au nom de tous les saints… au nom de Jésus-Christ… Ah ! je n’en puis plus… à moi… à moi… Au nom de votre mère, que vous aimez… comme j’aime la mienne… sauvez-moi…

Il nageait toujours, et la fièvre de la dernière heure lui donnait des forces telles qu’il gagnait sur les rameurs.

Marcos se bouchait les oreilles pour ne pas entendre ses cris.

Cet homme de fer sentait des larmes brûlantes couler le long de ses joues.

Le timonier, qui n’était plus maître de son émotion, s’arrangea, par une habile manœuvre, pour ramener le bateau du côté de l’enfant.

— Animal ! cria le maître d’équipage.

Mais le mousse, profitant de ce secours inespéré, toucha la proue de la chaloupe en quelques brassées.

— Pitié ! pitié ! s’écria-t-il en sanglotant ; ne me laissez pas mourir ainsi… sans la revoir… je veux revoir ma mère… arrêtez-vous… je vais couler… Il s’accrocha à un cordage qui pendait et traînait dans l’eau.

— Ma mère ! ma mère ! répétait-il de telle façon que, malgré eux, ces misérables se sentirent frémir d’émotion.