Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/286

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— Ou bien quelqu’un des tiens, fit Adolphe en riant et en payant l’automédon, qui ne prenait pas la chose en plaisantant.

— Merci bien, monsieur, répondit celui-ci en empochant un large pourboire ; j’aime mieux votre première tournée que la onzième de votre camarade.

Et, remontant sur son siège, il fouetta ses chevaux en homme qui sent le besoin de dormir.

Son véhicule, qui était arrivé à l’amble, partit au galop.

— Voilà ce que c’est, murmura le plus plein des deux jeunes hommes, on ne paye pas le cocher, ses chevaux vont comme le vent.

— Assez, Arthur, lui cria la Pomme dans l’oreille, on va vous entendre et cela pourrait nuire à votre avenir.

Puis, se tournant vers le concierge, qui laissait dire et faire sans donner marque de grande émotion :

— Bonjour, père Pinson, ajouta-t-elle gaiment. Et cette vieille santé ?

— Ça va tout de même, mademoiselle Rosette.

La Pomme n’était que le surnom de Rosette.

— Vous avez passé une nuit tranquille ?

— Les nuits sont quelquefois bonnes, c’est les jours qui sont mauvais, répondit sentencieusement le vieux sergent.

— Sapristi ! sergent, dit à son tour le Malin, vous ne vous plaindrez pas que nous ayons fait commencer trop tôt votre journée.

Le concierge allait répondre, mais le brillant Arthur ne lui en laissa pas le temps, et s’approchant de lui, il s’écria du même ton et avec le même accent philosophique :

— Les journées… ah ! papa Pinson… les journées sont quelquefois bonnes, mais c’est les nuits qui…

Une forte bourrade, que la petite main de la Pomme lui administra, l’interrompit au beau milieu de sa phrase, pleine d’harmonie imitative.

— On se moque donc de la vieille garde ? dit la jeune fille.

— Farceurl grommela le père Pinson… vous oubliez que vous pourriez être mon fils.

— Sergent ! vous insultez ma mère ! vociféra le jeune Arthur, que ses compagnons furent obligés de retenir.

— Imbécile !

— Animal ! Firent en même temps Rosette et Adolphe, qui parvinrent à grand peine à le calmer et à lui faire comprendre que le brave concierge n’avait eu que l’intention de lui parler de ses cheveux gris.

Cependant, à ce mot de fils, qui avait tellement exaspéré le malheureux étudiant, le vieillard s’était arrêté dans sa phrase, ses sourcils s’étaient froncés et un pli soucieux s’était formé au milieu de son front.

Il venait d’oublier en un instant hommes et choses.

Sa pensée, suivant les dernières vibrations de sa parole, l’avait emporté bien loin de là, et lançant coup sur coup trois ou quatre vigoureuses bouffées de tabac, il sembla étranger à ce qui se passait entre les trois jeunes gens.