Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/324

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« J’eus envie de crier : — Arrêtez !

« La peur ou un sentiment de curiosité indéfinissable me cloua la langue.

« En haut de la montée, la chaise de poste s’arrêta.

« L’homme ouvrit la portière, et descendit le premier :

« — Venez, madame, fit-il.

« Nous descendîmes aussi.

« La femme me tenait par la main.

« Nous fîmes un détour, et la chaise de poste disparut à mes yeux.

« Au bout de quelques minutes de marche, l’homme s’arrêta et dit :

« — Nous sommes arrivés.

« — Dieu vous punira, répondit la femme.

« — Dieu est le maître. J’accomplis une mission sacrée : faites comme moi, obéissez sans murmure.

« — Quoi ! la vue de cette mignonne créature ne vous touche pas ?

« — Je fais mon devoir.

« — Que va-t-elle devenir ?

« — Ce Dieu dont vous me parliez la protégera, j’ai juré, je tiens mon serment.

« Ce disant, l’homme s’éloigna.

« Je demeurai seule avec sa compagne.

« De tout cela il me reste un souvenir clair, net, précis. Ces événements se seraient passés hier que je ne les aurais pas plus présents à la pensée.

« — Mon enfant, me dit la femme dès qu’elle se vit seule avec moi, mon enfant, écoute-moi bien.

« Je la vois encore me parler, j’entends sa voix. Si elle parlait aujourd’hui devant moi, je la reconnaîtrais, à coup sûr.

« — Nous allons nous séparer, ajouta-t-elle avec une animation fébrile, peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Prends ce chapelet.

« Et elle me passa autour du cou un chapelet à grains d’ambre gris, qu’elle retira de son corsage.

« — Ne le quitte jamais. Quoi qu’il advienne, garde-le toujours et précieusement. Il m’est impossible d’empêcher ce qui arrive. Il me faut obéir à des gens puissants, très puissants. Ils me tiennent moi-même dans leurs mains. Mais toi, tu es déjà une grande fillette, tu es intelligente et tu as de la mémoire.

« — Oui, lui répondis-je.

« J’ouvris mes yeux bien grands, et j’écoutai de toutes mes forces.

« — Tu vas voyager, tu verras bien des pays, tu entendras parler bien des langues différentes. Si, un jour, plus tard, beaucoup plus tard, beaucoup plus tard, quand tu seras une femme, quelqu’un prononce devant toi le mot que voici en te prenant la main droite…

Ici la jeune fille hésita.

M. Lenoir n’eut pas l’air de remarquer son hésitation et demanda tout naturellement :

— Eh bien ! ce mot ?

— Rosette ne peut vous l’apprendre, monsieur, lui répondit doucement mais avec fermeté Pâques-Fleuries.