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Tout en conservant son premier établissement, Tournesol y annexa d’autres boutiques, à droite et à gauche.

Il loua tout le premier étage de la maison, et il en fit un restaurant, installé, monté avec un luxe inouï pour le quartier.

De plus, il se créa une spécialité.

Celle de la bouillabaisse et des escargots à la provençale.

Ce fut un coup de fortune pour lui.

L’argent, qui n’est pas si rebelle qu’on le suppose, quand une bonne idée l’appelle, se mit à pleuvoir dans sa caisse.

Le sieur François Tournesol était plus qu’économe, mais, par calcul même, il savait faire la part du feu.

Bien des bohèmes, constatons-le à la louange de son intelligence, un grand nombre de pauvres cabotins à mines faméliques, lui durent la pâtée des années entières sans qu’il leur réclamât un sou de leur note, aussi longue que la liste des maîtresses de don Juan.

Un statisticien perdrait la moitié de sa vie à calculer le nombre de veaux mort-nés, la quantité de moutons morts de la clavelée, de chats volés, de chevaux achetés à l’équarrisseur, que François Tournesol débita, vingt années durant, sous les apparences les plus fallacieuses et sous les noms les plus ronflants.

Ses clients du rez-de-chaussée avalaient sa cuisine sans trop de gémissements ; mais ceux du premier étage ne laissaient pas de lui adresser les reproches les plus sincères.

Aux premiers il répondait :

— Croyez-vous que je vais vous donner des truffes pour vos six sous ?

Aux seconds :

— Quand on mange une bouillabaisse digne de la Réserve de Marseille, et des escargots cueillis aux Martigues, on n’a pas le droit de se plaindre du mouton ou du veau qui les accompagne.

Et, à tout prendre, ses clients se contentaient de ces bonnes raisons, puisque le Lapin courageux ne chômait jamais, ni matin ni soir.

Sa réputation s’étendit bientôt de la Bastille à la porte Saint-Martin.

Bref, ce digne gargotier, qui avait littéralement commencé sans un sou vaillant, après avoir gagné une fortune plus que raisonnable, trouva moyen de faire souche d’honnêtes bourgillons en mariant sa fille à un compatriote.

Sa fille était un hideux laideron qui avait roulé vingt ans entre les jambes des consommateurs de la cuisine paternelle.

Son compatriote, venu comme Tournesol à Paris sans semelles à ses souliers, se laissa tenter par les futurs millions de sa monstrueuse future.

L’union s’accomplit selon toutes les formalités exigées par la loi.

Le jour de cette union, — l’un des plus beaux de ce tendre père, — Tournesol ne se doutait pas que ses millions serviraient plus tard à sauver son gendre d’une banqueroute frauduleuse, à le faire nommer maire et à lui permettre d’aspirer à la députation.

Aspirations que l’avenir, du reste, pourrait légitimer.

Mais n’anticipons pas sur des événements que nous raconterons en temps et lieu.