Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/568

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— Je ne m’attendais ni à cette vaillance ni à cette générosité de votre part.

— Mille remercîments ! fit le pierrot en riant de son rire le plus argentin.

— Je me suis trompé, je l’avoue ; et quoique je ne comprenne pas bien le mobile et le but de cette conduite, je me vois obligé d’en reconnaître toute la magnanimité.

Le débardeur noir prononça peut-être un peu narquoisement ce mot magnanimité, mais le pierrot ne répondant rien, il continua :

— La reconnaissance exigeait que je ne vous abandonnasse pas dans la périlleuse situation où vous vous étiez mise pour moi… voilà pourquoi je vous ai enlevés, vous et votre joyeux acolyte.

Marcos Praya, le domino noir, salua.

— Où voulez-vous en venir ? demanda le pierrot.

— À ceci : nous sommes quittes, n’est-ce pas, mon ami Pierrot ?

— D’autant plus quittes que vous ne me deviez absolument rien.

— Alors, séparons-nous.

— Nous séparer ?

— Oui. Notre route n’est pas la même.

— Êtes-vous certain de ce que vous avancez-là, mon beau débardeur ?

— Certain de cela, comme je suis certain de vous donner un excellent conseil en vous engageant à ne pas me suivre plus longtemps.

La comtesse de Casa-Real réfléchit quelques secondes, puis faisant un effort sur sa nature hautaine.

— Serons-nous donc toujours hostiles l’un à l’autre ? fit-elle en se servant de toutes les grâces de sa voix harmonieuse.

— Avouez que voilà une phrase tout au moins originale dans votre bouche, Pierrot, mon ami ! Est-ce au moment où vous êtes venue à mon secours, où je vous ai tirée moi-même d’une escarmouche dangereuse, que vous nous supposez ennemis ? répondit le débardeur avec une gaieté jouée à merveille.

— Je vous parle sérieusement, monsieur.

— Sérieusement !… Mille pardons, madame. Alors, permettez-moi de vous assurer que votre imagination aventureuse vous a fourvoyée.

— Je ne le crois pas.

— Vous êtes venue dans le cabaret du Lapin courageux pour y chercher… tranchons le mot, pour y espionner quelqu’un.

— Cela peut être.

— Cela est. Vous me prenez pour ce quelqu’un-là ?

— Je vous prends pour ce que vous êtes, monsieur le comte de…

— Oh ! non, pas de nom… vous l’avez dit vous-même tout à l’heure.

— Avouez, alors ! fit vivement le pierrot.

— Avouer quoi ?

— Que vous êtes celui que je cherche.

— Vous vous trompez, madame. Faut-il me démasquer ?

— Inutile. Vous possédez un merveilleux talent de transformation, je le sais. Je m’y suis vue prise plus d’une fois, répondit Hermosa ironiquement.