Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/765

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Il se disait tout cela.

Puis venaient les arguments qui parlaient contre ce fond d’idées.

De quelle puissance assez grande la comtesse de Casa-Real, étrangère en France, pouvait-elle disposer, pour mener à fin une si terrible, une si dangereuse vengeance ?

Passe encore à la Havane.

Mais la catastrophe du brick La Rédemption avait renversé le piédestal de son influence, même dans ce pays.

Jugeant le capitaine Noël par elle-même, la créole s’était dit qu’il allait transmettre aux autorités tous les détails de cet horrible assassinat.

Il n’en fut rien pourtant. Noël empêcha San-Lucar d’en ouvrir la bouche.

Il pardonna encore cette fois.

La comtesse de Casa-Real, réfugiée en France, contrainte, malgré sa richesse, à se tenir sur un qui-vive continuel, ne devait, ne pouvait avoir entre les mains d’aussi formidables moyens d’action.

La Havane lui était donc interdite.

Elle se croyait accusée, dénoncée.

Hermosa, créole, cruelle, vindicative, mais réduite à l’impuissance, devait, comme la tigresse aux aguets, attendre patiemment son ennemi ou sa victime, et ne s’élancer sur lui ou sur elle que sans risquer de compromettre sa chasse ou sa vengeance.

En supposant même qu’il se trouvât en ses mains, comment l’épargnait-elle si longtemps, elle, qui avait tout risqué, à plusieurs reprises, pour le faire assassiner ?

Étrange contraste !

Choc de passions inexplicables chez cette femme !

Le mardi détruisait chez elle toutes les impressions du lundi.

Un jour elle se laissait aller à ses pensées de haine et de colère ; le lendemain, soit lassitude, soit bons sentiments, elle décommandait les crimes ou les tentatives de crimes ordonnées la veille.

Il était impossible de compter sérieusement avec un caractère comme celui-là.

Non, la créole n’était pour rien dans cette affaire.

Passe-Partout se répétait cela continuellement.

Et pourtant, dans son for intérieur, le nom de la comtesse de Casa-Real était celui qui lui revenait le plus souvent au cerveau.

Elle seule pouvait mettre ces raffinements, cette coquetterie féroce dans la revanche qu’elle prenait.

M. Jules ?

M. Jules était un agent de police, plus adroit peut-être que ses confrères, oui, mais, à cause de ses antécédents, l’ex-chef de la police de sûreté n’aurait pas osé risquer de retourner au bagne pour une satisfaction toute d’amour-propre.

Coquin de bas étage, faussaire, voleur, oui ! mais assassin ! assassin ! lâche et froid ! assassin ! bourreau et tortionnaire ! non, M. Jules ne l’avait jamais été.