Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/84

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Enfin il se trouvait au milieu d’eux, ce chef depuis si longtemps attendu !

L’heure suprême de la lutte allait sonner, lutte qu’ils appelaient de tous leurs vœux.

Ils voyaient déjà le progrès, cet aigle gigantesque, ouvrir ses larges ailes au grand jour et fondre, dans son essor irrésistible, sur l’ignorantisme, lâche vautour qui ne travaille que la nuit.

À l’envi l’un de l’autre, il se pressaient autour du maître.

Plus ils avaient résisté, plus ils se courbaient devant l’auréole de son génie.

Ils se disaient :

— Le voilà donc, celui dont la haute intelligence, dont le cœur généreux, dont la voix de tous les Invisibles ont fait le général de l’armée la plus redoutable ! Devant lui les distinctions de rangs, de fortune, de nom s’effacent. Les castes les plus hautes comme les plus basses lui fournissent des soldats. Il jette un cri : Humanité, en avant ! et ce cri le crée père de tous ceux qui souffrent, quelle que soit le race ou la nation à laquelle ils appartiennent ! À sa venue, en sa présence, à sa vue, la société moderne espère et respire. Son influence se fait sentir et rayonne partout. Et pourtant, pas un seul de ses partisans, de ses frères, de ses séides ne sait ni qui il est, ni quels moyens il emploie pour toucher à son but glorieux. Le voilà ! c’est le chef ! c’est l’Invisible !

Et c’était à qui s’approcherait de lui ; c’était à qui l’assurerait d’un dévouement à toute épreuve.

Le président, le premier, cherchait à lui faire oublier ses doutes, ses hésitations, son interrogatoire trop prolongé.

Le chef laissa se calmer l’élan de ses adeptes, puis, prenant et serrant la main du président :

— Vous n’avez point à vous excuser, lui dit-il, vous n’avez fait que strictement votre devoir. Nous vivons dans un moment, nous nous trouvons dans des circonstances qui exigent un redoublement de prudence. Je vous aurais blâmé de ne pas avoir pris les précautions nécessaires. Je suis heureux de voir que vous vous tenez sur vos gardes. Et cependant, si la fatalité m’avait arrêté en chemin, avant une heure, malgré votre vigilance, vous seriez tombés, tous huit, entre les mains d’un ennemi implacable. Vous étiez tous perdus !

— Perdus ! firent plusieurs voix.

À un geste de l’Invisible le calme se rétablit aussi vite qu’on venait de le rompre.

— Oui ! perdus ! vous le reconnaîtrez tout à l’heure. Souvenez-vous-en, messieurs, nous sommes les Invisibles, non seulement pour les hommes qui vivent en dehors de notre association, mais aussi pour nous-mêmes. Peu d’entre nous se connaissent et ceux qui se connaissent appartiennent aux classes inférieures ou aux classes nouvelles. Vous, qui vous trouvez réunis dans cette salle, chefs de départements et de communes, si vos masques tombaient, vous seriez certes bien étonnés. Vous vous demanderiez comment plusieurs d’entre vous figurent parmi les invités d’un homme qui ignore leur présence dans son hôtel, et qui, s’il le savait, serait bien effrayé de les y voir.