Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/903

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— Asseyez-vous, señores, dit la comtesse de Casa-Real avec un sourire engageant à ses convives, et si nous devions mourir demain, eh bien ! qu’importe ! jouissons encore aujourd’hui des Mens qui nous restent.

Les deux hommes saluèrent silencieusement, ils prirent place à droite et à gauche de la comtesse et Anita servit.

La pauvre enfant était bien changée, elle ; elle ressemblait à un spectre

Le repas fut court.

Les vivres commençaient à être rares ; on les ménageait soigneusement et on les partageait avec une parcimonie extrême.

Cependant, lorsque le repas fut terminé et que les convives eurent allumé leurs cigarettes de maïs, cette suprême consolation des voyageurs et des malheureux, la gaieté sembla pour un instant renaître parmi eux.

La nuit était tombée, claire, étoilée, silencieuse et froide.

La comtesse de Casa-Real fit relever les rideaux de la tente, afin que ses regards pussent s’étendre de tous les côtés, et éviter ainsi que sa conversation fût entendue du dehors, puis s’adressant à Marcos :

— Que s’est-il passé aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Un homme et deux chevaux sont morts, señora.

— Si cela continue ainsi, reprit-elle avec un sourire triste, il est probable que nous arriverons seuls à San-Francisco.

— Si nous arrivons, dit froidement l’arriero mayor en lâchant une énorme bouffée de fumée par la bouche et par les narines.

— Sur ma foi, vous êtes sinistre dans vos prédictions, señor don Benito, dit la comtesse avec intention.

— Je suis vrai, señora, répondit-il en s’inclinant courtoisement.

— C’est possible, mais la vérité est dure à entendre, quelquefois, señor, reprit-elle avec une certaine animation.

— Elle est dure toujours, señora, reprit sentencieusement l’arriero mayor sans se déconcerter le moins du monde.

Marcos Praya ne prenait point part à la conversation, il rêvait, les regards obstinément fixés sur l’horizon bleuâtre que les vapeurs nocturnes estompaient de brume.

— Si, du moins, reprit nonchalamment la comtesse de Casa-Real, vous connaissiez, señor don Benito, un moyen de nous sortir du mauvais pas où nous nous trouvons, je vous pardonnerais vos lugubres prédictions.

— J’en connais un.

— Vraiment ?

— Sur l’honneur.

— Et vous ne me l’avez pas révélé, señor don Benito ?

— Il n’était pas temps encore, señora.

— Pourquoi donc ?

— Parce que nous étions trop éloignés de la ville de San-Francisco pour que ce moyen suprême pût être employé avec quelques chances de succès.

— Je ne vous comprends pas, señor.

— Voulez-vous me permettre de m’expliquer, señora ?

— Sans doute ; je vous en prie.