sur la lecture des journaux et sur le jeu de cartes. L’art est long, comme dit le proverbe ; et ceux qui sont curieux de la nature humaine devraient prendre leçon de patience chez ces pianistes et violonistes qui repassent sans cesse leurs grands auteurs. Je ne sais s’il est possible de penser raisonnablement à ses semblables sans cet intermédiaire des fictions. La pensée directe du semblable est difficile, souvent impossible par trop d’intérêt, par trop d’humeur et même par trop d’affection. Les pères ne connaissent pas les enfants, ni les enfants les pères. L’emprunteur ne comprend pas l’usurier, ni l’usurier l’emprunteur, quoique, pour les effets proches et extérieurs, ils se connaissent fort bien l’un l’autre ; oui, au sens où le cavalier connaît son cheval et le chasseur son chien. Cela suffit pour le cheval et pour le chien ; mais l’homme mérite mieux et exige mieux ; il faut un point de contemplation et des références ou modèles ; je ne vois que les grands artistes qui nous les puissent fournir.
Toujours est-il que ces lectures vingt fois recommencées m’ont instruit, il me semble, principalement de deux manières. D’abord j’ai découvert dans mes livres familiers de précieuses remarques : « L’air quasi distrait qui trahit l’observation » ; cette remarque est de Balzac et m’a plus instruit sur l’attention que tous les gros traités. « Au lieu d’aller du tendre au rusé, comme la plupart des hommes, l’âge l’eût guéri d’une folle défiance. » C’est Stendhal qui parle, et qui m’éclaire tant de natures jeunes, ombrageuses, follement prudentes, difficiles à conseiller, et qui ne sont point les pires. Je ne pourrais faire l’inventaire de tous ces trésors ; je ne les sais point ; je ne les note point ; si je les savais, si je les notais, ce serait une connaissance morte. C’est un grand art, selon mon opinion, et trop ignoré, de lire sans vouloir retenir, et simplement pour se distraire ;