lu trop longtemps. Il se peut que, par un préjugé, j’interprète mal des pressions sur mes doigts ; mais encore est-il que je les sens. Et si le vin me semble amer parce que j’ai la fièvre, toujours est-il vrai que je sens cette amertume. Il faut toujours qu’il y ait quelque chose de donné actuellement, sur quoi je raisonne, d’après quoi je devine et j’anticipe. Et le mouvement, apparent ou réel, ne serait point perçu sans quelque changement dans les couleurs et les lumières. Rien n’est plus simple ni plus aisément reçu ; je perçois les choses d’après ce que je sens par leur action physique sur mon corps ; et ce premier donné, sans quoi je ne percevrais rien, c’est ce que l’on appelle sensation. Mais cela posé, il reste à faire deux remarques d’importance. D’abord il ne faut pas ici s’égarer dans les chemins des physiologistes, et vouloir entendre par sensation des mouvements physiques produits par les choses dans les organes des sens ou dans le cerveau. Parler ainsi, c’est décrire une perception composée, et en grande partie imaginaire, par laquelle le physiologiste se représente la structure du corps humain et les ripostes aux actions extérieures. Pensez bien à cette méprise si commune quoique assez grossière. Je dois considérer une perception que j’ai, et chercher, par l’élimination de ce qui est appris ou conclu, à déterminer ce qui est seulement présenté. J’arrive par là à ma seconde remarque, c’est qu’il n’est pas si facile de connaître ce qu’est la sensation sans anticipation aucune. Car je puis bien dire, pour la vue, que le donné consiste en des taches de couleur juxtaposées. Mais qui ne voit que c’est encore là une perception simplifiée, dans laquelle je veux rapporter toutes les couleurs à un tableau sans relief, situé à quelque distance de mes yeux ? La pure sensation de couleur est certainement quelque chose de plus simple, et qui ne devrait même pas être sentie
Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/38
Apparence