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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/105

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À LA GUERRE L’HOMME EST OUBLIÉ

Le civil a là-dessus des idées ridicules ; tel est l’effet de la peur oisive et d’un zèle qui voudrait payer en discours. L’imagination alors s’égare faute d’objets. Au contraire, par son métier, le soldat perçoit beaucoup et imagine peu. Cette attention, qui seule peut le sauver des périls ordinaires, cherche toujours l’objet réel ; ainsi l’esprit s’exerce comme il faut. La guerre serait donc l’école du jugement pour ceux qui la font, et l’école de la sottise pour eux qui y assistent en spectateurs.

Je reviens à mon Berrichon. On chanta dans ce même temps une chanson satirique assez bien faite où chacun de nous avait son paquet. Ce n’était pas méchant, si ce n’est pourtant que le Berrichon y était nommé : « le Germanophile ». Il en fut choqué, et ce fut l’origine de raisonnements sans fin. Ce trait empoisonné venait de l’arrière ; non pas du lointain arrière, mais de l’arrière tout proche, du côté des chevaux. Je sus que l’auteur, que du reste je n’ai jamais vu, était surnommé « fils d’archevêque », ce qui voulait indiquer une puissante protection, des pensées irréprochables et la peur des coups. Or j’admirais comme déjà, et si près pourtant de la guerre réelle, l’esprit civil aussitôt se montrait.

Remarquez que je ne crois pas du tout qu’il y ait des lâches et des braves. Tout homme, autant que je sais, est un étonnant mélange des deux. C’est la situation qui décide ; qui est protégé est lâche, par cette imagination intempérante qui parcourt sans cesse tous les dangers possibles, et sans faire voir aucune ressource. C’est donc principalement faute de penser à une chose réelle et présente que l’esprit s’égare ; et, dans ce flottement, il n’y a point d’autre

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