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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/111

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À LA GUERRE L’HOMME EST OUBLIÉ


Jeannot était un canonnier sans peur, quiLE TROUPIER
CONTRE SES MAÎTRES,

Jeannot était un canonnier sans peur, qui connaissait jusqu’au dernier détail tout ce que l’on peut apprendre d’après les formes, les couleurs et les bruits. Avec cela presque illettré ; il lisait péniblement, et n’apprit à écrire que vers la fin de l’année quatorze. Terrassier de son état, et fier comme sont souvent les chevaliers de la pelle, qui ne vivent point de flatter ; de plus raisonneur, et ne cédant jamais sur son droit. Mais, dans les moments difficiles, silencieux, calme et prompt ; devinant l’ordre, et chassant la peur par sa seule présence. Au reste sachant tout faire à la perfection, il rapportait d’un trou d’obus rempli d’eau des mouchoirs neigeux et que l’on eût dit repassés au fer. Né brosseur, il avait vaincu l’esclavage militaire du temps de paix par ce genre de talent. Mais, à la guerre, il jouait un jeu plus noble. J’ai souvent eu le loisir de considérer cette face rousse, architecturale, à fortes pommettes, et ce front important, chargé de deux bosses sur les sourcils ; ce genre de tête ne supporte pas le mépris. Or, toujours chantonnant et méditant, il développait une politique remarquable.

Juge expert du terrain, des batteries ennemies et des tirs, connaissant les bonnes et les mauvaises heures comme les bons et les mauvais chemins, il était le plus sûr compagnon dans ces voyages vers l’infanterie qui sont l’épreuve de l’artilleur. En de telles missions, l’homme d’imagination est nécessairement soumis à l’homme de jugement et de ressource, quels que soient les grades. Notre Jeannot

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