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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/128

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

voit le plus laid des hommes. Être salué d’une certaine manière est un mal dont on ne se relève jamais tout à fait. L’expérience fait voir aussi que les tempêtes de l’humeur sont bonnes aux courtisans comme le fouet aux chiens. Il faut toujours que le pouvoir soit mal entouré ; c’est inévitable, par la nature de ceux qui se poussent, et aussi par les parties honteuses que tous montrent à ce jeu. Contre quoi les uns trouvent l’éclat de colère, d’autres le mépris, et d’autres l’indifférence ; mais il faut toujours quelque arme, offensive ou défensive. Il y a de grandes chances pour qu’un homme y devienne misanthrope, s’il est seulement autre chose qu’un vaniteux. Les compétitions aussi et les attaques obliques donnent une défiance et même une ruse. Tel est ce voile politique, toujours tendu entre le monde des hommes et le regard gouvernant ; aussi les meilleurs des gouvernants sont-ils avides de l’art, de la musique et même des idées d’autrui. Voyageurs et amateurs en leur repos.

Il n’était pas nécessaire de voir Jaurès bien longtemps pour reconnaître l’autre espèce d’homme, le Contemplateur. Assez de poésie en lui ; assez de bonheur en lui. Directement fils de la terre ; rustique d’aspect, ingénu, sans aucune ruse d’aucune sorte. Resté tel par profonde sagesse. Écartant, faisant place devant sa vue ; ou bien, si les hommes le pressaient, regardant par-dessus leur tête. Revenant à eux de loin ; jetant l’air des perspectives sur eux ; les éloignant ; les percevant dans la masse. Devant cet œil artiste, je sentis que j’étais un homme entre beaucoup, représentatif, et par là mieux ressemblant à moi-même que je ne puis être pour la politique, qui

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