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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/192

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

clair une sorte de philosophie effrayante ; car toutes les injustices et toutes les erreurs sont démêlées et en quelque sorte définies sans aucune atténuation jusqu’à ce point que l’espérance même d’un peu de générosité, d’un peu de justice, d’un peu de bon sens, est effacée sous la masse des récits concordants ? Ici travaille l’esprit de système, non point selon l’utopie, comme on voudrait croire, mais au niveau de l’expérience immédiate. L’ironie est saisie sur ces ruines, et confirme le désespoir. Et cependant comme tout se fait, et surtout les actions difficiles, par l’attrait du bien faire et par la nécessité, le pouvoir se croit aimé. N’ai-je pas lu, au sujet des mutineries militaires, que ces hommes dévoués avaient été égarés, certainement, par quelques prêcheurs de doctrine ? Or je puis dire que tous les hommes de troupe que j’ai connus, aussi bien ceux qui supportaient le plus difficilement l’esclavage et l’humiliation, étaient absolument défiants et même hostiles à l’égard de toute doctrine politique ; et cette amère sagesse, si durement acquise, les éclairait encore mieux là-dessus. Comment auraient-ils donné confiance à des discours bien faits, eux qui voyaient justement l’envers de la plus brillante tapisserie, eux les soldats du droit et de la civilisation ? Autant que j’ai pu voir, ils ne croyaient plus à rien.

Ils croyaient à la vengeance. La colère à chaque instant éveillée et réprimée se donnait une échéance ; au plus tard après la victoire. Chacun imaginait, dans ce silence trompeur, quelque renversement, où les tyrans seraient humiliés à leur tour, quelque état social, d’ailleurs indéterminé, où les puissants baiseraient la terre. Cette vision de la Justice n’était

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