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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/86

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

ses propres discours, emphatiques et plats. Ce bruit emplissait la chambrée. Souvent je tirais ma pipe de ma bouche pour lui demander s’il savait quand Monsieur Barrès s’engagerait pour la durée de la guerre. Et de rire. Les bonnes plaisanteries ne s’usent point. Celle-là a toujours produit son double effet ; l’homme de l’avant se moquait, l’homme de l’arrière s’irritait. J’avais donc sous la main comme un réactif qui me faisait connaître aussitôt, dans le doute, si un homme vêtu en militaire avait combattu ou non. Ce ridicule démesuré, je dirais presque inespéré, a vengé un peu la plèbe combattante. Mais, quoique l’expérience m’ait fait voir beaucoup de choses propres à user l’étonnement, je m’étonne encore qu’un homme en vue ait pu braver à ce point le mépris.

Le jeune héros de la classe quatorze devait m’étonner encore un peu plus. Lorsqu’il fut tombé de cheval deux ou trois fois, sans grand dommage, il se mit à nous parler d’une cruelle piqûre au cœur, et à dire que les médecins autrefois l’avaient condamné à mourir en son printemps, et, pour finir, qu’il demandait quelque poste de vigie au Mont-Valérien, assez heureux, en cet humble emploi, de servir encore sa patrie. Les autres, tout frais pondus, et qui croyaient encore beaucoup aux maladies de cœur, ne savaient que dire. Mais le ciel m’a donné la Rhétorique. « Ne faites pas cela, lui dis-je. Je vous vois encore un mois de vie ; il s’agit pour vous d’en tirer le meilleur parti. Vous allez mourir au Mont-Valérien ; ce n’est pas un bel endroit. Mais plutôt partons pour la guerre. Je sais que le colonel ne vous refuse rien. Vous obtiendrez cette faveur en même temps pour vous,

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