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CHAPITRE XLIV

MEA CULPA

Pour ma part je n’ai pas manqué de résignation. Je n’eus pas de peine à considérer cette autre espèce d’hommes, qui fait faire et ne fait jamais, comme on considère des objets dangereux et difficiles à manier. Mais à l’égard de mes semblables, compagnons de travail et de misère, je les honorais quelquefois de ces vifs mouvements d’humeur que l’homme éveille en l’homme, surtout quand ils entonnaient leur concert de plaintes. « Vous l’avez voulu, disais-je. Oui, vous l’attendiez, ce beau jour de la guerre. En votre heureuse jeunesse, il n’y eut point de discours, de spectacle et de cérémonie où vous n’ayez attendu, pour y applaudir, l’annonce de la revanche, et l’injure à l’ennemi. Il est agréable de faire figure de héros, il faut payer maintenant ces plaisirs de comédien. Vous voilà héros sans aucune comédie. »

Je trouvais à me consoler moi-même, si l’on peut dire, par les mêmes discours. Car il est vrai que je craignais mon propre enthousiasme, et que je fuyais les occasions d’applaudir nos comédiens politiques. Mais comme mon métier était d’observer, de deviner et de prévoir, j’avais à éviter des fautes moins grossières. Cette élection présidentielle, avec ses cortèges, me fit dire à des amis qui ne l’ont pas oublié : « C’est la guerre ; nous n’y échapperons pas. » La loi de trois ans fut un avertissement encore plus clair. J’apercevais bien cet effort des Tyrans contre la paix. Je comprenais que le pouvoir militaire, après s’être rétabli en son fort inviolable, travaillait à s’affirmer et à s’étendre, et comment l’alliance russe était un moyen pour les uns et pour les autres. Enfin je savais assez compter pour conclure que le service de trois ans restaurait et confirmait l’ancien esclavage, sans mettre un homme de plus en ligne. Aussi je tenais pour Combes, pour Pelletan, pour Caillaux, pour Jaurès ; contre le Temps et contre l’Académie ; mais mollement. Les sarcasmes, les injures, les menaces de l’élite me modéraient. J’écoutais