Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/114

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laboureur ou l’ouvrier a oublié aussi ces épreuves, si petites à côté des autres. Certes, il est bien naturel que chacun pense plus volontiers aux heures où il s’est trouvé ingénieux, patient, audacieux autant et plus que le chef. Mais ce mirage du souvenir s’accorde trop clairement avec le jeu des puissants. C’est pourquoi il faut faire un inventaire exact et juste et remuer des vérités désagréables. J’ai constaté chez les autres et j’ai éprouvé moi-même un état enthousiaste qui permet de tout supporter. Mais la disposition commune des combattants, autant que j’ai vu, c’est une récrimination, une amertume, une révolte continuellement renouvelées. Le soldat mâche l’humiliation.

Ces sentiments, qui iraient à la rébellion, et qui y vont quelquefois, sont tempérés, il me semble, d’abord par la présence de l’ennemi, précieux allié toujours pour les puissances ; aussi par la crainte d’un châtiment inévitable ; enfin par le fatalisme qui agit ici comme un bienfaisant opium : « Ces choses ne peuvent être autrement. » Mais quand le danger commun est écarté, quand la hiérarchie militaire ne pèse plus sur l’homme, s’il vient à entrevoir les causes, ce qui lui offre aussitôt des moyens, alors le redressement sera soudain et brutal, par un retour d’amertume. Ce qui se marquera, je crois, dans la politique par une âpreté souvent inexplicable si l’on ne considère que les intérêts, car tout s’arrange. Mais ces vives rancunes, qui rendent toute réconciliation impossible, s’expliquent assez par la séparation que la guerre a fait apparaître, entre les maîtres et les esclaves. Cette guerre latente doit être comptée parmi les profits de la guerre.