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CHAPITRE LIX

THÉODULE

Théodule était déjà assez avancé dans l’âge difficile lorsque la guerre survint. C’était un homme vigoureux, mais faible d’esprit, attaché aux petites choses, et craignant la mort. Misanthrope parce que les femmes ne l’aimaient plus. Et désespérant des affaires publiques à mesure qu’il se voyait des poches sous les yeux. Lettré et méprisant la canaille. Triste et traînant sa vie. Le grand massacre aurait dû l’achever par l’angoisse, la colère et l’accablement. Mais point du tout.

Le voilà en courage, en indignation, en espérance. Indomptable, en son fauteuil. Courant au journal comme à un spectacle. Enviant de bonne foi ces morts héroïques ; et les imitant en son par dedans, chose tonique ; délivré des discours tristes par ce danger en images. Mieux assuré contre cette Mort qui ne suit plus les âges. Tiré hors de lui par l’admiration. Aimant mieux même ce neveu qu’il avait à la guerre, parce qu’il n’enviait plus l’insolente jeunesse ; trouvant douceur à le pleurer, et orgueil à n’en point mourir. Embelli, relevé, délivré.

Autre chose, respecté, approuvé, puissant. C’était un homme qui pensait par humeur et qui s’étonnait de la contradiction. Aussi n’avait-il jamais rien surmonté dans la plus simple idée ; vainement paradoxal et brillant ; incompris, oublié, seul. Mais dans ce bouleversement son humeur s’accorde mieux aux passions communes. Par la Force souveraine tout ce qu’il estimait est remis en place. Quand le dernier sot a raison, quand le premier cri forme une sorte d’idée, la grammaire et l’orthographe font aussitôt un penseur. Il fut donc maître d’opinions en sa petite ville. Si par quelque hasard de carrière on l’avait coiffé alors de ce képi à cinq galons qui donne un pouvoir oriental, sans doute aurait-il fait voir cette joie incompressible et ce sourire de vieille coquette qui rendent ridicule et bientôt odieux. Mais par bonheur il a gardé, avec l’habit civil, le sérieux courtois de l’homme qui est sûr