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CHAPITRE LX

LA HAINE

Un homme, autrefois pacifique et fraternel à tout homme, vécut trois ans sous la botte allemande dans une ville occupée. Je l’ai trouvé tout autre et altéré de vengeance, étant de ceux qui auraient bien sacrifié encore cent mille hommes afin de mieux punir, par humiliation et souffrance, le brutal adversaire. Comme il déclamait devant moi, racontant des souffrances et des colères bien réelles, je l’écoutais sans étonnement ; car ce n’est pas miracle si guerre engendre guerre. Toutefois, par habitude, et par égard aussi pour cet homme cultivé et bon, j’essayai de lancer quelques cailloux au plus haut étage afin d’éveiller son gouvernement. Et je lui dis : « Je comprends que l’ardeur de se venger l’emporte sur l’amour de la vie ; j’ai éprouvé de ces mouvements. Mais je m’étonne, puisque l’ennemi portait l’arrogance à ce point, que vous n’ayez pas eu l’idée d’en tuer un ou deux. Car il n’est pas nécessaire d’être grand et vigoureux comme vous êtes pour tuer à coup sûr un homme ou deux, dès que l’esprit n’est plus occupé d’autre chose. »

« Mon cher, répondit-il, vous en parlez comme un enfant. C’était la mort pour moi, et des exécutions, et l’emprisonnement, et les coups, et l’exil pour un grand nombre, sans aucune espérance. »

« J’entends bien, lui dis-je, qu’il aurait fallu quelque action concertée, chacun des habitants tuant à l’heure dite un ennemi. »

« Mais, dit-il, sans victoire possible. » À quoi je répondis : « Je ne sais. Car, dans cette guerre d’usure, où l’on jugeait avoir vaincu utilement si, au prix de mille soldats vigoureux on tuait deux mille ennemis de même valeur, vous aviez, vous, l’armée des civils, une situation favorable ; pour détruire un ennemi vigoureux et propre à la guerre, vous n’aviez à sacrifier qu’un Français inutile. Et l’expérience a fait voir qu’un civil énergique peut livrer de meilleures batailles. Car