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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/141

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CHAPITRE LXIV

DE L’ÉQUILIBRE

« Les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentiments. Faire ce qu’on doit n’est pas faire ce qui plaît. Un homme doit aller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheur sa vie à une femme. » Ces lignes sont prises de la lettre d’Henriette de Mortsauf à Félix de Vandenesse ; si vous la relisez, vous relirez le Lys tout entier, et ce sera bien. Je m’en tiens à ce passage, qui m’a étonné longtemps. Le devoir militaire, dans le temps que j’ai connu, ne se sépare point d’un vif enthousiasme ; et j’ai vu des natures assez épaisses pleurer aux cérémonies guerrières. Il y a du fanatisme en ce culte. Balzac nous rappelle à la pudeur, et cette leçon convient à un bon nombre d’énergumènes. Mais que signifie-t-elle ?

Il y a de l’ivresse assurément, dans ce sentiment contagieux ; ce bonheur de croire et d’être approuvé ne s’accorde point avec la liberté du jugement. L’esprit droit ne se jette pas ainsi ; il ne jure point d’extravaguer. L’ancienne idée de la bonne éducation s’opposait à ce qu’on donnât tant de puissance aux autres sur soi ; elle voulait cette retenue et sobriété des gestes et des paroles qui s’oppose à l’imitation forcée. Il y a une violence des timides qui se connaît au ton de la voix. Sans doute serait-il bon qu’on ne prît point pour force d’âme cette fureur des passions délivrées.

L’ancienne politesse est liée à l’ancienne sagesse ; le dehors est maintenant gauche et violent tour à tour ; il se peut que la notion de la beauté humaine soit perdue. On saisit en Marc-Aurèle un profond amour qui allait à toute forme humaine, mais sans la moindre trace de cette basse imitation qui rabaisse la foule tellement au dessous des individus. Garde-toi de plaire ; tout ce qui veut plaire est laid.

La religion, en ses beaux temps, gardait soigneusement l’esprit