Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/150

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contre la peur, qui surmonte, il est vrai, la peur, mais crée en même temps, et de toutes pièces, le plus formidable péril humain. Qui a bien compris cela donnera plus de prix à ce vieil esprit frondeur que la Fable a toujours ressuscité contre l’Épopée. Et la Grande Guerre ne pouvait manquer de faire surgir une œuvre digne de Rabelais, de La Fontaine et de Voltaire par la raillerie insolente. D’autres rêveront d’une Organisation Positive qui, d’après l’idée de Comte, limiterait les pouvoirs par l’ascendant de l’Esprit contemplateur, sérieux, vertueux, religieux. Ce rêve est beau. Mais je me répète souvent à moi-même la sévère pensée de Spinoza : « Il ne se peut pas que l’homme n’ait pas de passions. » Voilà pourquoi nous sommes réduits provisoirement, et peut-être pour toujours, à limiter les empiétements du pouvoir par une négation secrète, continue, énergique.

Je dis secrète, non parce que le froid jugeur est réduit à se cacher, mais parce que le froid jugement ne peut tenir dans aucune assemblée. Je ne vois que la précieuse amitié, et les livres, plus sûrs encore, qui puissent garder le trésor de la sagesse politique contre le dangereux et enivrant enthousiasme, qui se tourne si aisément contre sa propre fin en nous sauvant d’une guerre par une autre. Ce livre-ci y voudrait servir ; mais il pèche sans doute par trop de sérieux, et il n’y a peut-être que le rire qui puisse nous garder de l’indignation. Apprends du moins, citoyen, à mesurer les ruses du pouvoir, et à les déjouer par une prudence toujours éveillée. L’Opinion est redoutable. Mais contre l’opinion, le vote secret est justement l’arme qui convient.