Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/152

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même ; il rougit à la seule pensée qu’il pourrait être seul de son avis.

Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l’on appelle l’Opinion Publique. « La question n’est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre, mais si le Pays veut ou non faire la guerre. » Il interroge donc le Pays. Et tous les citoyens interrogent le Pays, au lieu de s’interroger eux-mêmes.

Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu’ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce Grand Corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu’il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n’est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s’imposer à tous, sans que personne pourtant l’ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D’où il résulte qu’un état formé d’hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n’ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d’abord, et devant les autres aussi.

Posons que j’ai des devoirs, et qu’il faudra que j’obéisse. Fort bien. Mais je veux obéir à une opinion réelle ; et, pour que l’opinion publique soit réelle, il faut d’abord que je forme une opinion réelle et que je l’exprime ; car si tous renoncent d’abord, d’où viendra l’opinion ? Ce raisonnement est bon à suivre, et fait voir que l’obéissance d’esprit est toujours une faute.