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CHAPITRE XV

PLATON

Nos philosophes décrivent mal la nature humaine. Ils y distinguent les désirs et besoins d’un côté et la Raison de l’autre ; bien indigents après cela lorsqu’ils cherchent les causes des guerres. Car, qu’on fasse la guerre par intérêt, c’est-à-dire pour les désirs, cela n’a point de sens. Le premier des désirs, et la condition de tous les autres, est de ne point mourir. Il faudrait donc chercher du côté de la Raison ; et c’est alors que naissent les dangereux sophismes d’après lesquels le droit et la force peuvent faire amitié ensemble. En bref, lorsque l’on cherche quelque devoir guerrier, de tuer et de se faire tuer, cela résulte d’une psychologie trop sommaire.

Platon analysait mieux l’animal raisonnable. Non pas une tête sur un ventre ; non. Il porte au contraire son attention sur ce qui les relie l’un à l’autre, sur la poitrine, et sur la colère, moteur des passions. Chacun sait bien que le désir, ou le besoin, est fort contre la raison ; et que peut la raison quand la nature a faim, ou soif, ou qu’elle souffre du froid, ou qu’elle veut dormir ? Mais la colère est bien plus redoutable, parce que rien ne l’apaise. La colère, ou l’emportement, n’a point pour cause la misère ou disette, mais au contraire la richesse, j’entends la force accumulée et sans emploi. Et voilà que, pour les plus petites causes, l’effervescence parcourt les membres ; voilà que le cœur généreux les excite tous en les ravitaillant par avance ; voilà que cette agitation éveille tout le corps de plus en plus ; voilà que ce travail inutile contre soi irrite les parties sensibles, et qu’il se produit comme un furieux grattement qui apaise l’irritation et en même temps la redouble ; et, par un mécanisme trop peu connu, aussitôt les raisons viennent dans la tête échauffée ; fortes et brillantes raisons, fortes et brillantes par la colère même, qui les éclaire de sa rouge lumière, et les rend comme évidentes.