Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/56

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personnels, comme lorsqu’un commerçant est ruiné par la concurrence allemande, et qu’il dénonce avec fureur ce peuple déloyal et grossier, ces objets lourds, disgracieux et mal finis. Vous connaissez le refrain ; en quoi il y a du vrai et du faux ; mais le fond du débat n’est pas ce qui m’intéresse le plus ici. J’y vois, comme en toutes les passions, une disproportion entre la cause et l’effet. Il n’est pas humain, je dis communément humain, de vouloir tuer des hommes parce qu’ils manquent de goût. Il n’est même pas commun qu’un commerçant songe seulement à tuer un concurrent heureux. Et n’oublions jamais que la passion guerrière va tuer, à coup sûr, non seulement des ennemis, mais des amis, des parents, des fils. Qui mettrait au jeu la vie de son propre fils pour des luttes commerciales ?

Mais cette colère, assez puérile, s’ajoute à d’autres et les renforce. C’est le propre des passions de se mêler tellement que souvent l’une soutient de sa vivacité ce que l’autre exprimerait assez paresseusement. Ce commerçant va déclamer sur les leçons de l’histoire et sur les devoirs d’un grand pays envers lui-même. Mais je soupçonne que ses déceptions personnelles s’y mêlent, et colorent le discours jusqu’à le rendre émouvant. Si l’homme est avec cela un peu malade, voilà un orateur ; l’amertume qui vient de l’estomac ne perd pas cette occasion de se faire approuver. Et je vois bien des gens s’accorder en violentes paroles, quoique leurs passions réelles soient bien différentes.

Que faire à cela ? Discerner les secrets motifs de chacun, mieux qu’il ne le fait lui-même et rompre enfin cette unanimité d’apparence, si puissante au premier moment sur un homme modeste. Surtout ne pas y voir une opinion commune, encore moins une volonté devant lesquels le jugement individuel devrait fléchir, respecter, adorer. C’est déjà trop de subir les effets, conformément au pacte social et au serment d’obéissance, sans encore adorer les causes. Aussi je juge par précaution que cette haine honorée et approuvée n’est que la triste religion de tous ceux qui récriminent. Et c’est beaucoup si le sage lecteur, par ces remarques, est ramené à redresser seulement ses propres erreurs, sans égard pour les erreurs des autres. Si chacun tient ferme à sa propre opinion, sans imiter son voisin, nous aurons beaucoup gagné.