Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/82

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politesse, parce que les choses ne sont point sensibles à la politesse ; non, mais à la rectitude et fidélité du jugement. Les choses sont inflexibles ; elles ne cèdent point à la prière ; il ne s’agit pas de leur plaire ; il suffit de les bien connaître. Celui qui a observé des réactions chimiques, ou qui a réglé quelque appareil de précision, rapporte de ce travail un visage plébéien ; le chef n’aime pas ce mesureur et peseur.

Mais celui qui fait dépendre ses espérances et toutes ses pensées de ce qui plaît et déplaît au chef donne à son visage d’autres plis, son attention parle autrement. Car l’homme est changeant et flexible ; d’une heure à l’autre il est sensible à d’autres paroles ; on ne peut se faire une règle d’avance, et la méditation solitaire n’avance à rien ; il faut deviner dans l’instant, et se plier dans l’instant. Imiter, c’est ici la méthode naturelle ; de là ces visages qui semblent dire au puissant Seigneur : « façonne-moi », et qui se livrent au pouvoir comme une femme au costumier. « Je serai, dit ce charmant visage, ce que vous voudrez que je sois ; je croirai comme vous voudrez que je croie ; j’aurai l’humeur qui vous plaira. » Cet art occupe tout l’esprit. Ceux qui le pratiquent n’ont même pas l’idée de ce que serait une vérité qui pourrait déplaire ; même cette idée, dès qu’ils en devinent quelque chose, leur paraît scandaleuse. Dont la raison est que leurs faits à eux et leur expérience ce sont les chefs, et que ce qui plaît aux chefs est le vrai. Tel est le vrai chemin de l’ambitieux. Et c’est par là qu’on arrive à comprendre cette alliance naturelle entre l’actrice, le prêtre et l’officier.