Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/90

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combinaisons. Ici, dans ce redoutable sujet, il faut rompre d’abord, se séparer d’abord, et revenir de loin, justement comme les soldats ont fait. Mais j’en rencontrais un, qui tenait sa fillette par la main, et qui disait : « Ils ne me connaissent plus ; c’est à un autre qu’ils parlent, et il faut que cet autre réponde. » Monastère. Ainsi mes pensées sont étrangères à mes amis ; je ne sens plus mes amis à mes côtés. Condition pénible, mais qu’il faut pourtant accepter si l’on veut vaincre le Recruteur. Car la Guerre a cette puissance qui lui est propre, qu’on ne peut plus rien contre elle dès qu’on voit par expérience ce que c’est. Il faut donc la retenir quand elle n’est plus. Situation singulière ; car quel est celui qui s’étudie à faire revivre les maux ? Tous s’entendent pour dire que c’est le plus grand des maux ; mais, s’ils savaient ce que c’est, je serais plus tranquille. Craindre ne donne aucune prise ; c’est Juger qui donne prise.

Il y a donc deux guerres, celle qu’on fait et celle qu’on dit, et qui n’ont presque rien de commun. Il n’y a point de machiavélisme en cela ; la difficulté de dire ce qui est nouveau par de vieux discours suffit bien. Il y a un mot de praticien là-dessus. Comme on admirait, comme on s’étonnait, et comme on cherchait un arrangement de mots qui aidât à concevoir la Chose, il dit : « Les soldats font leur métier » ; ce mot fait apparaître l’Art Militaire, et l’ajustement de ses petits moyens. Et le propre de cet art terrible est de négliger la pensée, soit dans le détail, soit dans l’ensemble. D’où cette paralysie active, dont le souvenir scandalise. Le guerrier a quelque chose à avouer ; mais il ne sait ce que c’est. Les lieux communs cependant vont leur train. Toutefois un signe n’échappe à personne ; les discours sont faibles, et tendent au niveau le plus bas. Les gens d’esprit le sentent bien, et parlent d’autre chose.