Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/96

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ment de l’assaut. Les risques étant les mêmes pour tous, et indépendants des préférences, tout homme qui cherche la moindre peine et le plus grand plaisir doit choisir d’être officier. Je ne vois donc rien de noble en ce choix, sinon qu’il est naturel à un vicomte de préférer l’état de maître à celui d’esclave. Que les maîtres admirent ingénûment cette disposition-là, je ne m’en étonne point. Mais que les esclaves acclament du fond de leur cœur celui qui a choisi d’être chef, cela serait trop ridicule ; et je me suis assuré, par une longue familiarité avec les esclaves, que cela n’est point.

Il y a du sérieux et même de l’émotion dans un homme qui défend ses privilèges. Sans doute y en a-t-il moins dans l’homme qui ne veut point régner du tout, et qui résiste à la tyrannie tout simplement. C’est qu’une négation n’est encore rien. Quand le simple citoyen aura obtenu de vivre en paix, et selon l’égalité des droits, sa vie n’est pas faite pour cela ; il n’en résulte pour lui ni un aliment pour son esprit, ni des joies esthétiques, ni la sagesse pratique, ni même le pain quotidien. Être libre, ce n’est encore rien. Mais, pour l’ambitieux, être le maître, c’est toute une vie. C’est pourquoi la partie n’est pas égale. La politique est tout pour l’un ; pour l’autre elle n’est que précaution. C’est pourquoi ironie et amertume corrompent souvent le grand effort des esclaves, dès que la fureur ne les tient plus. Appréciant donc les immenses difficultés de cette lutte inégale, je dois d’abord ne pas me prêter aux mystifications académiques, puisque je n’en suis point dupe.