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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/191

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L’AUTORITÉ DE L’IRRÉVOCABLE

ligente et que l’on veut telle, la règle de Solon est peut-être encore plus pressante. Car la pensée est un instrument qui remord son maître ; et que ce soit ma pensée ou celle de l’exécutant qui revienne sur la chose décidée, il n’y a point de décision qui tiendra. On conte que Joffre, cinq minutes après un ordre donné la nuit, dormait déjà profondément. En de telles natures, l’ordre donné est aussitôt comme un événement du monde, sur quoi il n’y a pas à revenir, et dont il faut s’arranger.

Il n’y a pas d’exécution qui ne change un peu l’ordre, comme il n’y a point de jugement d’espèce qui ne change un peu la loi. L’obéissance passive est une fiction, mais qui est bonne au commencement, sans quoi l’exécutant reviendrait toujours au chef, lui apportant de ces objections qui ne sont que des pensées. L’action n’avance point par des pensées, et pourtant l’action n’avance que par des pensées ; ce que l’on comprend assez bien d’après l’exemple du voyage d’Arras, dans Les Misérables ; d’autant que l’exécutant est celui-là même qui a donné l’ordre, après une pénible délibération ; mais la porte est fermée de ce côté-là ; il n’y a plus à y revenir, quoique la malice des choses offre occasion sur occasion ; seulement la pensée s’emploie maintenant toute à inventer des moyens. Peut-être trouvera-t-on, en réfléchissant sur ces pages célèbres, quelques rapports de la volonté à l’œuvre ou à l’action ; j’aimerais mieux dire œuvre dans tous les cas ; car l’œuvre est cette partie de l’action qui est irrévocable comme chose dans le monde, et qui nous barre le retour.

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