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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/203

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LE MIRAGE DU PROGRÈS

apprenne sans comprendre. Il se peut. Il n’est pas plus facile de faire un sage par le détecteur à galène que par les corps flottants. Toute invention nouvelle doit donc être prise comme une avalanche qui menace ; il s’agit de remonter la pente et de se sauver de l’avion comme de la légion romaine. Qu’il y ait eu abus de l’un et de l’autre, on ne peut le nier.

Par ces remarques, les Soviets se trouvent éclairés d’un certain côté. Je ne crois pas que l’état des sciences et des inventions les aident beaucoup à se délivrer de l’injustice. Le fait est qu’ils ne peuvent tenir, dans un monde qui voudrait les effacer de la terre, sans égaler au moins les peuples les mieux équipés et les mieux armés. Et cet effort, d’ailleurs admirable, a certainement fait dévier la révolution initiale. Faisons attention à ce mouvement qui obéit à la nécessité, qui est réellement une chute. La barbarie va leur revenir toute par là, telle qu’on la voit chez nous dès que quelque ingénu Gérin s’avise de résister à quelque raisonnable Pétain. Au reste, quels supplices des tyrans les plus fous égalent les tortures semées aveuglément par la précédente guerre ? Celle qu’on nous annonce sera pire. Et le pire de tout, c’est que nous entreprenons et organisons ces choses sans seulement penser que nous recommençons l’éternelle histoire. Je conseille de lire deux récits. Dans les Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand raconte, d’après les témoins, comment les prisonniers civils de Saint-Jean d’Acre, au nombre de deux mille, qui faisaient encombrement, furent emmenés à l’écart par un des corps de notre armée, et massacrés après

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