Aller au contenu

Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
MENSONGES DE L’EXPÉRIENCE

le monde dit, et de ce que tout le monde sait. Quand on vit parmi les paysans, qui certes n’ont pas intérêt à se tromper, et qui conservent tout ce que les anciens ont enseigné, on n’oserait point révoquer en doute ce qu’ils prennent comme évident. Or le grand effort des hommes les plus savants se sont exercés contre les superstitions paysannes, concernant la lune, concernant le temps. Encore manquera-t-on d’audace si l’on n’a point voyagé ! En ce sens les sauvages sont réellement nos instituteurs. Il est sain de lire tout ce que les sauvages croient.

J’ai lu dans Kipling un bon récit d’une peuplade de l’Inde que l’imagination tourmente. Ils disent qu’on voit l’ombre d’un mort illustre se promener la nuit montant un énorme tigre ; ils le disent et le croient ; en conséquence ils se cachent dans leurs maisons et se jetteraient face contre terre plutôt que de s’exposer à voir une chose aussi effrayante. Il est rare que les erreurs d’imagination soient correctement décrites. Presque toujours on y ajoute quelque hallucination, comme si une forte croyance nous faisait voir de nos yeux ce qui n’est point. Mais cette supposition n’est point nécessaire ; on peut en faire l’économie. Ceux qui sont dupes de l’imagination ressemblent toujours à ceux qui se cachent la tête sous leur drap, par crainte de voir le fantôme. L’expérience nous détournerait de croire. Mais c’est croire qui nous détourne de regarder et d’essayer. C’est pourquoi les croyances, par leur force même, se développent contre l’expérience et jusqu’à l’absurde, sans jamais rencontrer d’obstacle.

— 21 —