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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/28

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

est rien ». Avant de raisonner sur le réel, il faut regarder ; c’est une idée de Stendhal. Et l’union des sentiments les plus vifs, et qui tromperaient aisément, avec un esprit qui sait se servir de ses yeux, c’est-à-dire douter de ce qui se montre, cela fait un artiste rare, qu’on ne se lasse point de lire ; cela fait un homme. Avec toute l’incrédulité possible, garder la foi, voilà l’homme de l’avenir, l’homme qui sut dire : « Je serai compris dans cinquante ans ». Au contraire il faut dire d’un fou qu’à force de crédulité il a perdu la foi. Cette opposition fait un texte suffisant pour toutes nos pensées ; qui démêle cela est bon conseiller et précieux ami. On bat les buissons à chercher le grand secret de Stendhal ; on l’aime, et puis on le repousse, et puis on veut se moquer ; pour finir on l’aime.

Mais qu’est-ce donc ? C’est un homme à son poste d’homme, et fort attentif à son humaine situation. Entouré certes du monde, et même assez serré de ce rude compagnon, qui n’a point du tout d’égard ; mais de bien plus près serré et touché par lui-même, et voyant toutes choses à travers soi, yeux brouillés, émotions, passions ; mouvements de soi mélangés aux mouvements du monde, et qui font courir les dieux d’arbre en arbre, si l’on se croit. Mais il le sait. Pour une fois la mathématique, la mécanique, la physique, ont servi à autre chose qu’à fabriquer d’étonnantes et ennuyeuses machines. Pour une fois le progrès aveugle est revenu sur lui-même et s’est reconnu. Le progrès aux yeux ouverts, c’est la merveille de ce temps-ci. Ce que je

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