Aller au contenu

Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

VII

L’ATTENTION INTEMPÉRANTE

L’art de faire attention, qui est le grand art, suppose l’art de ne pas faire attention, qui est l’art royal. Savoir dormir, savoir se reposer, savoir ignorer, savoir oublier, voilà ce qui est trop rare dans les chefs. L’homme est étrangement assiégé ; couleurs, odeurs, bruits, contacts ne cessent pas de se précipiter par les portes de l’homme ; s’il tient audience ouverte, il est perdu. La résolution de dormir est merveilleuse ; c’est un refus d’attention. Il y faut un courage tranquille et une indifférence aux frontières ; la surface du corps ne se hérisse plus, elle se confie ; cette réconciliation est la substance du bonheur. Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé.

Ce retour des nuits est un grand conseil. Mais une journée de pensées est bien au delà de nos moyens. Un homme de jugement sait dormir partout. Il donne audience, et dort. Au court réveil, quand c’est le moment de juger, il a cette faiblesse de n’avoir pas écouté, mais il a cette force d’être frais et reposé. Quel avantage pour celui qui a tout lu et qui sait tout, s’il est fatigué dans le moment où

— 26 —