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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/300

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

par la manière d’aller, de venir, de se ranger, d’aider, de ne pas trop aider, de s’intéresser, de ne pas trop s’intéresser. Un homme de politesse moyenne est fin comme trois moralistes. Il est Pascal, il est Vauvenargues, il est Voltaire, et il ne s’en doute point. Cela va tout seul, cela est mécanique.

« Ô mécanique civilisation ! » C’est un mot de Montaigne pensant à la conquête de l’Amérique, et aux rustiques vertus des indigènes, si promptement broyées.

Montaigne va ici au fond. Ce mot réveille. Le mal des civilisations est qu’elles sont mécaniques. On s’y fie ; on s’y repose. On dirait presque comme l’écraseur : « L’assurance paiera » ; mais on ne le dit point, et l’écraseur ne le dit point ; simplement il roule. Il fait comme tout le monde fait. Je ne sais s’il y eut jamais des nations barbares. Tous ceux qui ont écrit des Égyptiens, des Perses, des Germains ont à citer de bons usages et des mœurs que l’on peut admirer. La barbarie consiste peut-être en ceci que l’on n’a que des mœurs. On vit alors comme une machine roule. On ne juge plus. De même que, chez notre épicier, le compte des recettes est fait par la machine, de même nous laissons les jugements moraux à la grande machine à juger ; mais il n’y a point de machine à juger.

L’homme poli montre du jugement, mais n’en a point. C’est l’homme peu poli qui sait le prix de la politesse, lui qui, sans le vouloir, quelquefois blesse et offense. Mais le même homme aperçoit très bien les limites de la politesse, et même les crimes de la

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