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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/306

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

sacrée est la plus récente invention contre l’homme, et la plus funeste. Ici l’homme est sans défense, et le bonheur d’aimer l’envahit tout. « C’est pour toi, lui dit-on ; c’est pour ton salut ; c’est pour ton bien. » Si c’est un mauvais comédien qui parle, on en rira. Même les bêtes, à ce que je crois, sentent le mensonge comme par un instinct ; et les hommes vibrent comme des tambours selon l’éloquence du cœur. Aussi je ne crois pas que les comédiens aient jamais eu la moindre puissance. Je ne crains pas les mauvais maîtres ; je crains les bons maîtres. On me montre l’homme-tambour, celui d’hier ou celui de demain. On me dit : « Il est sincère, il est bon, il est honnête ; il est dévoué au bien public ; il est fidèle à son serment ». Il se peut. Ce crédit qu’il me demande, ou que vous me demandez pour lui, je l’accorde volontiers à tout homme. Mais j’attends encore mieux d’un homme ; j’attends qu’il sache douter ; car c’est la marque de l’homme. Et je veux l’y aider ; ce n’est donc pas le moment d’abdiquer ; ce n’est pas le moment de renoncer moi-même à l’esprit d’examen. Non. Ce serait le détrôner et découronner en même temps que moi-même.

Il faut que les hommes politiques s’habituent à ce genre d’amour qui les bourre et les pique, qui les réveille, qui leur donne la grande ruse de l’esprit. Quant à présent, ils ne savent que verser des larmes, et dire que le peuple est bien ingrat et bien méchant. Le peuple est touché, et leur renouvelle, par un bail de trois, six ou neuf ans, le droit de se croire eux-mêmes. Ainsi les voilà tous les yeux bouchés. Tout