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XIII

L’INTUITION

Il y a du sentiment et même du pressentiment dans l’intuition, sans quoi elle n’aurait point de prise sur nous ; mais il s’y trouve aussi une vue de l’esprit ou des sens, qui pénètre instantanément son objet, et d’après laquelle il nous apparaît bon ou mauvais, favorable ou suspect, de la même manière qu’une ligne nous semble déviée ou une fenêtre mal placée ; sur quoi nous ne pouvons donner des preuves, non pas même à nous ; seulement nous savons que nous sentons et voyons ainsi ; et peut-être pressentons-nous aussi que nous allons nous fier à cette intuition, soit pour accepter, soit pour refuser, et qu’il s’agisse d’une affaire ou d’un homme. Ainsi l’intuition s’oppose aussi bien à l’expérience qu’au raisonnement. L’intuition joue pour un cas nouveau, imprévu, urgent. À première vue on éprouve la confiance ou l’amitié à l’égard d’un homme. À première vue on juge une affaire ; on la voit s’élever et s’étendre, ou on la voit tomber. D’ailleurs presque toujours l’affaire est liée à un homme ; nous les jugeons ensemble, sans aller chercher des souvenirs, sans invoquer nos règles familières, sans désirer plus ample information ; telle est l’intuition.