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XX

PEUR N’EST POINT PRUDENCE

Supposons qu’un homme prudent ait prescrit pour tous les trains la marche ralentie ; supposons qu’on ait remplacé les signaux ordinaires par d’immenses feux rouges ; il n’y avait point de catastrophe, et nul ne s’en réjouissait, car cela est naturel. En revanche, tous les voyageurs se plaignaient des retards. Finalement, l’homme prudent entendait quelques remarques désagréables, et il n’avait pas la ressource, pour se défendre, d’évoquer l’écrasement, les souffrances, les deuils, car un malheur évité n’est rien. Je comprends que l’administration est toujours dans une position difficile. Les jours de fête, où les trains rapides se suivent à cinq minutes, il faudrait trois fois plus de voies ; les construira-t-on, pour quinze jours peut-être dans l’année ? Qui paierait ? La sécurité véritable coûterait tellement cher que personne n’en voudrait.

Au vrai, l’homme n’a pas peur tant qu’il ne voit pas les effets. Au reste, si on pouvait imaginer les accidents qui sont à chaque moment possibles, on ne bougerait point, on ne vivrait point. La plus simple de nos actions consiste dans une suite d’accidents mortels évités. Qui boit manque de s’étrangler ; qui court ne cesse de tomber. Mais bien loin

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